D’ordinaire au Vatican, les audiences avec le pape suivent un protocole bien huilé. Les invités d’un jour s’installent, applaudissent le pontife qui les salue brièvement avant de s’emparer d’un texte préparé en amont. Certes, il arrive régulièrement que le pape François se lance dans des improvisations dont lui seul a le secret. Mais l’essentiel de la trame est bien souvent respecté. Samedi matin, dans la salle Paul VI du Vatican, le protocole a volé en éclats. En recevant les 200 "colocs" Lazare, ces personnes qui ont connu les galères de la rue et qui vivent désormais avec des jeunes pros ou des familles, le pape François a choisi de leur laisser la parole. "Vous qui avez connu la galère de la rue, qu’attendez vous de l’Église ?", leur a-t-il notamment demandé.
Après quelques instants de flottement, un premier "coloc" passé par la rue s’est levé. "Ce que nous pouvons donner à l’Église c’est ce que nous sommes. Moi, ce que l’Église m’a donné, c’est la vie". Le ton est donné. Le dialogue est lancé. Il durera plus d’une heure en tout, le pape rebondissant sur certains des propos et improvisant finalement une petite catéchèse sur le thème de "la porte".
"Il nous a interrogés sur notre rapport aux portes", explique Gilles, 64 ans, en colocation à Vaumoise, dans l’Oise. "Est-ce qu’on ose ouvrir notre porte à l’autre, est-ce qu’on a trop d’orgueil pour passer le pas d’une porte, est-ce qu’on referme la porte après être entré...", résume cet ancien chauffeur de taxi parisien passé par des années bien sombres. "Un décès, une dépression, une saisie de pavillon... », souffle-t-il sobrement, le chapelet offert par le pape autour du cou et un autre solidement accroché à une main. « À mon retour à Vaumoise, je laisserai la porte du bas grande ouverte ! », sourit-il, lançant un clin d’œil à Christian, l’un de ses colocataires.
Lui aussi a été particulièrement touché par l’écoute attentive de François. À 62 ans, c’était la première fois qu’il prenait l’avion et la première fois qu’il rencontrait un pape. "En trois jours... vous imaginez la promotion !", glisse celui qui se définit comme un "grand timide". Il raconte avoir tout de même trouvé la force de lire un petit texte au pontife au début de l’audience. "On m’a désigné ce matin pour introduire la rencontre... Moi qui ne suis même pas un bon croyant", s’étonne-t-il encore.
À la question du pape de savoir ce qu’il attend de l’Église, celui qui a passé 11 ans dans les rues de Paris répond tout de go : "pour moi l’Église, c’est Lazare. Et il n’y a peut-être pas assez de Lazare dans l’Église". Un sentiment que plusieurs autres ont rapporté au pontife au cours de l’audience.
"Moi, ce matin, j’ai remercié l’Église de m’avoir accueilli ; moi, un musulman". Kader, 36 ans, a passé 15 ans derrière les barreaux. À sa sortie de prison, personne ne l’attendait. Après deux ans dans les rues de Lyon il a rencontré, par le biais d’associations, des membres de Lazare. "Quand j’étais SDF, j’avais fait la manche et quelqu’un qui portait une croix m’avait craché dessus. Je m’étais dit que les chrétiens étaient tous pareils. Lazare m’a fait comprendre ce qu’était l’Église et je l’ai dit au pape tout à l’heure. Pris par l’émotion, je me suis mis à pleurer et je crois que tout le monde a pleuré", confie-t-il, encore stupéfait d’avoir pu s’adresser au chef de l’Église catholique. "Mais finalement, c’est le pape qui m’a consolé et qui est venu me remercier d’être venu... Moi, un musulman", répète-t-il.
Pour Pierre Durieux, secrétaire général de Lazare, cette audience fut dans la forme une "petite révolution copernicienne". Alors que ces rencontres sont généralement l’occasion pour le pape de délivrer un message, "cette fois-ci, c’est surtout lui qui a écouté le témoignage des pauvres, ces petits qu’il ne cesse de vouloir mettre au cœur de l’Église", analyse-t-il.
"C’est un pape qui n’aime pas le protocole !", corrobore Freddy, 53 ans, en colocation dans une maison Lazare à Nantes. "Ce qui m’a marqué, c’est qu’à chaque témoignage, il s’est levé pour aller saluer les gens... On voit pourtant bien qu’il a mal à la jambe et qu’il boîte", rapporte-t-elle. "Il trouve peut-être sa force chez nous, imagine-t-elle. En tous cas, nous on trouve de la force chez lui !".
De la force... et une mission. Car en effet, dans le discours papier initialement prévu - que les "colocs" ont promis de lire attentivement –, le pape argentin envoie les membres de Lazare "vers les périphéries !". Eux, les "privilégiés" de Dieu, passés par les pires galères, sont invités à répandre "ce feu d’amour qui réchauffe les cœurs froids et aride". Bref, après 2000 ans, la révolution opérée par le christianisme est toujours en marche.