La victoire totale des islamistes talibans en Afghanistan, le 15 août, et le grand fiasco de l’Occident ne sont pas une surprise. Tout était prévisible depuis la première annonce du retrait progressif des forces occidentales, notamment américaines, en 2011. C’était une question de temps. Ce succès était même annoncé, beaucoup plus clairement, par l’accord signé à Doha (Qatar), le 29 février 2020, entre la direction des talibans et les États-Unis.
En préparation depuis 2018, cet accord était passé presque inaperçu en France. Il enclenchait un double processus : le retrait, en quatorze mois, des 13.000 derniers soldats occidentaux (américains et Otan) et, de façon simultanée, la réinsertion des talibans dans le jeu politique. Washington avait obtenu d’eux la promesse d’une relative modération et de ne plus laisser utiliser le territoire afghan contre la sécurité des États-Unis et de leurs alliés. Du côté américain, on se félicitait d’un « accord visant à apporter la paix en Afghanistan » et de l’engagement de la communauté internationale à « ne pas accepter la restauration de l’Émirat islamique d’Afghanistan ». Du côté taliban, on applaudissait « la fin de l’occupation », avec la vague promesse de respecter « les droits acquis depuis 2001 »...
Qui pouvait croire à la soudaine modération des talibans, si habiles dans leur communication ?
Qui pouvait croire à la soudaine modération des talibans, si habiles dans leur communication ? Dans les zones reconquises par eux ces dernières années, ils ont déjà procédé à une sévère épuration, au nom de la charia, cette loi islamique empreinte de barbarie qu’ils vont maintenant pouvoir de nouveau étendre à tout le pays. Le même sort attend Kaboul et ses environs. Il n’y avait que les présidents Biden et Macron, avec leurs ministres Blinken et Le Drian, à croire à la possibilité d’un « gouvernement inclusif et représentatif qui réponde aux aspirations de la population. » Quelle naïveté ! Ou plutôt quel cynisme pour justifier l’abandon et tempérer la défaite !
Pressés de partir, les Américains ont en réalité lâché depuis deux ans l’administration pro-occidentale qu’ils avaient mise en place et livré, de fait, l’Afghanistan à leurs ennemis. C’est ce qu’ils avaient exactement déjà fait entre 1973 et 1975 à Saïgon, en abandonnant le Sud-Vietnam à la dictature communiste. Aux mêmes causes les mêmes effets ! Les incroyables scènes de chaos observé à Kaboul ont étrangement rappelé l’évacuation américaine catastrophique de Saïgon, en avril 1975.
L’accord ambitieux de 2020 n’a pas tenu très longtemps devant ce pays sans véritable État central depuis la chute de la monarchie, en 1973, ni résisté à la réalité des fortes pressions ethniques et claniques. Profondément corrompu et incapable de susciter le moindre élan national, le pouvoir afghan a été très vite dépassé, puis asphyxié par la lente et puissante poussée des talibans. Par crainte des représailles futures, par solidarité tribale ou par pur opportunisme politique et religieux, l’administration en place et les forces de sécurité ont progressivement abandonné tout esprit de résistance. Le délitement s’est accéléré au début de l’été. Mais, dès février 2020, après l’accord de Doha, les jours du président Ashraf Ghani et de son équipe étaient comptés. Ils auront passé leurs derniers mois de pouvoir à préparer leur fuite et celle de leurs familles. Les militaires et les policiers afghans le savaient. Allaient-ils se battre pour du vent ?
L’offensive des talibans a été remarquablement exécutée. Si leurs combattants sont encore des « éleveurs de chèvres » en sandales de cuir, comme l’ont écrit avec mépris des « experts » à courte vue, leurs chefs sont de remarquables tacticiens, experts en guerre insurrectionnelle et en communication, connectés au monde. La plupart guerroyaient déjà en 2001. Surtout, ils bénéficient depuis plus de trente ans de l’appui politique, militaire et financier constant de leurs deux parrains : le Pakistan et le Qatar. En dépit de leurs relations privilégiées avec les États-Unis, ces deux pays n’ont cessé de jouer un double jeu, en apparence amis, en réalité résolument hostiles aux intérêts américains. L’implication directe de l’ISI, les puissants services secrets pakistanais, au côté des combattants talibans, et l’important financement qatari de la machine de guerre des talibans n’étaient un mystère pour personne.
Après Barack Obama et Donald Trump, Joe Biden a poursuivi la même politique inconséquente qui a conduit à l’abandon sans gloire de l’Afghanistan entre les mains des talibans, après 19 ans d’engagement direct (depuis les attentats du 11 septembre 2001). Ces mêmes talibans – baptisés alors « freedom fighters » - avaient été armés et lancés contre les Soviétiques, entre 1979 et 1989, par leurs prédécesseurs (Jimmy Carter, Ronald Reagan), avant de se retourner contre l’Amérique et d’aider Al Qaida et Oussama ben Laden. Les explications embarrassées de Biden et de son équipe ont ajouté la honte au ridicule.
À la fois naïfs et cyniques, les responsables occidentaux n’ont jamais su définir une véritable stratégique politique dans ce pays. Ils ont contribué à leurrer leurs opinions publiques sur la réalité de cette guerre, sans doute perdue d’avance, et attisée dans leur dos par des « alliés » sur lesquels on ne pouvait pas compter. L’engagement courageux de dizaines de milliers de soldats occidentaux pendant presque vingt ans n’aura fait que retarder l’échéance de ce 15 août et entretenu l’illusion de pouvoir exporter la démocratie et les droits de l’homme auprès de peuples qui n’en veulent pas vraiment. Le prix payé pour venir en aide à ce « royaume de l’insolence » est lourd : près de 2 000 milliards de dollars dépensés en vain, et près de 3 500 soldats occidentaux tués (2 356 Américains, 453 Britanniques, 158 Canadiens, 90 Français).
L’Histoire retiendra sans doute que ce 15 août 2021 marque un revers stratégique majeur de l’Occident au XXIe siècle, notamment pour l’Amérique, une nouvelle fois humiliée sous l’œil impavide et certainement satisfait de son grand rival, la Chine. Nul doute aussi que cette séquence malheureuse va encourager toutes les forces hostiles qui veulent porter des coups à l’Occident, à commencer par les réseaux islamistes radicaux. Collée pendant près de vingt ans à la stratégie américaine dans cette région, l’Europe — la France au premier plan — est directement associée au bilan de cette guerre perdue. Ni l’Europe, ni la France ne seront épargnées. Elles paieront même le prix fort, la première. Avant le terrorisme islamiste revigoré par ce fiasco, elles devront affronter un énorme problème de réfugiés et de migrants clandestins.