Deux événements récents qui ont suscité commentaires et débats sont à rapprocher, même s’ils n’ont à première vue aucun rapport entre eux. D’un côté l’agression à Paris de la « marche des martyrs de la rue Haxo ». De l’autre le remariage de Boris Johnson, Premier ministre du Royaume-Uni, censé n’avoir pas le droit d’être « papiste », à la cathédrale catholique romaine de Londres. Dans les deux cas, les émotions suscitées sont alimentées par des références au passé et une hostilité supposée irréversible à l’Église.
Dans l’affaire la plus proche de nous, à la fois dans l’espace et dans le temps, c’est le souvenir de la Commune. De l’autre côté de la Manche, ce sont des pages d’histoire qui n’ont pas été moins sanglantes. On pourrait discuter à perte de vue — et en vain — pour savoir si les atrocités de 1871 sont pires, équivalentes ou plus limitées que celles des XVIe et XVIIe siècles dans les îles britanniques, prolongées par des persécutions et antagonismes jusqu’au début du XXe — et encore aujourd’hui en Irlande du Nord. Ce qui compte, c’est qu’au bout de presque quatre cents ans, les vieilles préventions s’épuisent à un terminus de l’Eurostar, alors qu’à l’autre elles restent vives cent cinquante ans après.
De part et d’autre, le catholicisme est devenu l’objet de haines et rancunes tenaces. En Grande-Bretagne à l’époque de la Réforme, il a été décrété hostile aux souverainetés nationales et ensuite au parlementarisme puisque lié à des monarchies autoritaires. Les guerres napoléoniennes ont montré aux Anglais que le pape, le célibat sacerdotal et le dogme de la transsubstantiation n’étaient pas leurs pires ennemis. Pendant l’insurrection parisienne suite à la défaite face aux Prussiens, le clergé a été considéré comme inféodé aux « bourgeois » pourtant souvent anticléricaux. L’engrenage de ce qu’il faut bien, à la suite de Karl Marx, reconnaître comme une guerre civile a conduit à des exécutions pour le seul motif d’appartenance à l’Église romaine, de même qu’en Angleterre de 1535 à 1679.
Les plus célèbres de ces victimes — Thomas More, l’évêque John Fisher et le jésuite Edmond Campion — ont été déclarés martyrs. Mais ils n’ont été béatifiés qu’à la fin du XIXe siècle et canonisés au XXe seulement. Les dernières émeutes anticatholiques (les Gordon Riots) ont eu lieu à Londres en 1780. Exactement deux cents ans plus tard, en 1980, la Communion anglicane a inscrit More et Fisher à son calendrier comme « héros du christianisme ». Combien de temps faudra-t-il pour que les otages massacrés en 1871 puissent être publiquement honorés comme témoins de la foi sans que nul ne s’offusque ni que cet hommage soit estimé occulter la mémoire de toutes les victimes de cet enchaînement traumatique de révolte, de répression et de représailles ?
La Commune continue donc de servir de référence mythique aux aspirations libertaires ou antihiérarchiques et, plus généralement, à toute dénonciation d’un « système » économico-social jugé oppressif.
Il est clair que la Commune de Paris a suscité des passions qui ne sont pas toutes retombées. C’est pourquoi elle garde une actualité qui ne l’abandonne pas aux historiens et où les « bons » des uns sont les « méchants » des autres. Certaines des mesures prises par les insurgés de 1871 ont été adoptées plus tard : enseignement gratuit, émancipation des femmes, séparation des Églises et de l’État, horaires de travail, minima et maxima de salaire, solidarité sociale, etc. D’autres initiatives continuent de séduire : démocratie directe (ou pouvoir à des assemblées populaires des présents, et non plus d’élus), élection des cadres et dirigeants pour des mandats révocables à tout moment…
La Commune continue donc de servir de référence mythique aux aspirations libertaires ou antihiérarchiques et, plus généralement, à toute dénonciation d’un « système » économico-social jugé oppressif. Cette idéalisation a survécu, malgré les critiques de Marx, pour qui ces anarchistes brouillons n’étaient pas de vrais socialistes, à la récupération des événements de 1871 par les dictatures léniniste, stalinienne, maoïste, etc., et à la chute du communisme auquel ils avaient donné son nom. Cette glorification du camp des vaincus d’une brève et violente guerre civile repose par ailleurs sur une colère victimaire : la répression a fait bien plus de morts parmi les communards que ceux-ci n’ont exécuté d’« ennemis du peuple » au début de l’insurrection et d’otages innocents alors qu’ils étaient acculés au désespoir.
Tout serait donc de la faute des « Versaillais ». La question est de savoir si ce manichéisme peut subsister indéfiniment. On peut déjà noter les positions nuancées de personnalités aussi considérables, influentes et finalement représentatives de la culture nationale que Victor Hugo et Émile Zola : contemporains de cette crise suraiguë, ils ont déploré les excès des deux côtés. On peut relever aussi que s’opposer violemment à la commémoration d’exécutions anticléricales tandis que nul n’objecte à celle des victimes de la répression, c’est s’enfermer dans un passé révolu, aujourd’hui où l’Église ne peut plus être accusée de cautionner les injustices sociales ni la permissivité qui tient désormais lieu d’« ordre moral ».
Il est dès lors à remarquer que, si une partie du programme la Commune a bien été mise en œuvre ultérieurement, le contexte a beaucoup changé depuis un siècle et demi. Après la énième révolution industrielle, la résurgence du religieux (islamique, hindouiste), l’avènement de la Chine comme puissance mondiale et la contestation du l’universalisme occidental, le modèle parisien de 1871 ne peut plus guère nourrir des aspirations positives dans un cadre mondialisé. La démocratie directe et l’autogestion ne permettront manifestement pas de relever les défis du XXIe siècle : équilibres écologiques, manipulations de l’humain, états-nations dysfonctionnels, dictatures, flux migratoires, désaccords sur les droits de l’homme…
La réconciliation franco-allemande ainsi que les dialogues et coopérations œcuméniques et interreligieux sont des exemples à méditer de dépassements d’antagonismes jadis crus inexpiables.
Il faut encore constater que ressentiments et détestations finissent par s’user. En Angleterre, ce qui a fait polémique dernièrement — et exclusivement chez les catholiques ! —, c’est que Boris Johnson était divorcé (mais il ne s’était pas marié selon le rite romain). Mais nul ne nie plus que les martyrs d’autrefois ont donné leur vie pour la liberté de conscience. En Espagne, les restes de Francisco Franco ont été déplacés pour des raisons partisanes et sans approbation massive, mais personne n’a eu envie de ressortir les armes. La réconciliation franco-allemande ainsi que les dialogues et coopérations œcuméniques et interreligieux sont des exemples à méditer de dépassements d’antagonismes jadis crus inexpiables.
Tout ceci montre que ce qui a de l’avenir, ce n’est pas la rancune ni la fixation sur des boucs émissaires qui ne peuvent pas servir interminablement, mais le pardon, qui n’est pas l’oubli — et précisons : le pardon offert, pas seulement demandé. À cette lumière, ceux qui ont tenu à honorer, sans accuser quiconque, la mémoire d’otages massacrés en représailles, marchaient dans le sens de l’Histoire. Ceux qui les ont agressés allaient à reculons. Sans doute y aura-t-il jusqu’à la fin des temps des incompréhensions, des peurs, des conflits, des affrontements et des massacres. Mais la vraie justice n’est pas celle qui condamne et tire vengeance. C’est celle qui a appris que la haine perpétue le mal et que la guérison vient de la miséricorde qu’on ne peut faire que si on l’a d’abord admis en avoir soi-même besoin.