Connu pour être un des thèmes de prédilection du pontife argentin, le concept théologique de sensus fidei , vieux de deux mille ans, pourrait redevenir une réalité ecclésiale, telle que le concile Vatican II le souhaitait. Tombé dans l’oubli, il recouvre une réalité de foi apparue dès les premiers temps de l’Église. Avec la Pentecôte, le Peuple de Dieu est oint par l’Esprit et, grâce à ce don, capable de sentir (consensus fidelium) ce qui va ou non dans le sens de la foi, de manière infaillible. C’est à cette certitude, donnée par l’Esprit, de demeurer dans la vérité de la foi, que l’Église a donné le nom de sensus fidei.
Bien que l’expression ne se trouve, à proprement parler, ni dans les Écritures ni dans l’enseignement de l’Église avant Vatican II, elle tient sa légitimité de plusieurs passages scripturaires et acquiert une signification théologique sous la plume des premiers Pères et des derniers médiévaux. Si tous ne s’accordent pas sur le nom ou le sens de cette réalité spirituelle, tous reconnaissent l’existence d’une connaissance spirituelle de Dieu ou d’un "sens" du Christ que l’ensemble des chrétiens reçoit de l’Esprit saint, présent en eux, pour pénétrer plus avant dans la vérité tout entière et en témoigner.
Pourtant, il faut attendre le concile Vatican II (1962-1965) pour que la doctrine du sensus fidei ou du consensus fidelium soit confirmée, approfondie et mise en pratique. Défini comme la "nouvelle Pentecôte" par Jean XXIII, le Concile a conjugué le sensus fidei à l’ "infaillibilité in credendo" que possède l’Église dans son ensemble, en tant que "sujet" croyant en pèlerinage à travers l’histoire. Avec Lumen Gentium, l’Église fait confiance au "sens chrétien des fidèles", à la "droite conscience morale des hommes", à la "sagesse et la compétence des théologiens", tous éclairés par la foi et guidés par l’autorité du pasteur.
S’il hérite d’une tradition apostolique et théologique riche et parfois contradictoire, le Concile ne se limite pas à entériner la doctrine du sensus fidei. En dépassant l’opposition d’une Église docens (enseignante) et d’une Église discens (enseignée), Vatican II redéfinit l’Église comme "Peuple de Dieu" et rend possible la participation des baptisés, et notamment des laïcs, à la fonction prophétique du Christ. Dès lors, consulter la collectivité des baptisés devient l’un des fondements de la conversion pastorale de l’Église, et le synode son lieu d’expression.
Depuis l’institution par Paul VI du "synode des évêques pour l’Église universelle", avec le motu proprio Apostolica Sollicitudo (1965), les pontifes n’ont cessé d’évoquer l’importance d’un organisme synodal fondé sur le sensus fidei, tout en reconnaissant que des progrès restaient à faire. Cependant, la crainte que le « sens de la foi » soit confondu avec l’opinion de la majorité ou l’objet d’une recherche sociologique ou statistique, par exemple, a ralenti sa mise en œuvre. L’absence de mention littérale du sensus fidei dans le Code de Droit canonique de 1983 témoigne de ces hésitations.
Aussi la publication d’Evangelii gaudium, en 2013, a-t-elle un air de retrouvailles. Premier document papal depuis le Concile à traiter du sensus fidei de façon approfondie, l’exhortation apostolique du pape François rappelle la doctrine de Vatican II : "le Peuple de Dieu est saint à cause de cette onction qui le rend infaillible in credendo" (n° 119). Redécouvert, le sensus fidei quitte même son aspect théologique trop rigide et se voit rebaptisé par le pontife argentin, qui parle volontiers de "flair" que le "Troupeau" possède pour "discerner les nouvelles routes que le Seigneur ouvre à l’Église".
Souhaitant déployer l’esprit de Vatican II, le pape François entend faire du sensus fidei la dimension constitutive de l’Église, et du chemin synodal le lieu d’expression de ce don de l’Esprit aux chrétiens. En 2015, s’appuyant sur saint Jean Chrysostome, il assure que "Église et Synode sont synonymes". Précisant l’étymologie du terme synode (route ensemble), il souligne que l’Église n’est autre que le "“marcher ensemble” du troupeau de Dieu sur les sentiers de l’histoire à la rencontre du Christ Seigneur".
En remettant le sensus fidei au goût du jour, le pontife argentin ne manque pas de l’enrichir de ses propres intuitions, et notamment des enseignements qu’il tire de la théologie du peuple apparue en Amérique latine dans la seconde moitié du 20e siècle. Peuple de Dieu, l’Église doit sans cesse dialoguer avec les autres peuples de la terre et leurs cultures. Dès lors, la piété populaire devient un lieu théologique à part entière, "la manifestation d’une vie théologale animée par l’action de l’Esprit saint" (n° 125). Lorsque la foi chrétienne est authentiquement inculturée, soutient le pontife, la "piété populaire" constitue une part importante du processus par lequel "le peuple s’évangélise continuellement lui-même" (n° 122).
Adossé à la théologie du peuple, le sensus fidei est devenu, en quelques années, le maître-mot du pontificat de François. Après avoir demandé à la Commission théologique internationale un rapport sur "le sensus fidei dans la vie de l’Église" en 2014, le 266e pape en a fait le cœur battant de son projet synodal.
D’ailleurs, la même année, l’évêque de Rome lance une consultation auprès d’un cercle de fidèles à l’occasion du double rendez-vous synodal sur la famille. Une première expérience qui le réjouit et l’encourage à amplifier le processus synodal. "Comment aurait-il été possible de parler de la famille sans interpeller des familles, en écoutant leurs joies et leurs espérances, leurs douleurs et leurs angoisses ?", interroge le pontife rétrospectivement.
Il reste alors convaincu qu’une Église synodale est une Église qui n’a pas peur d’écouter largement. La décision de faire appel à tous les fidèles catholiques qui le souhaitent pour le synode qui s’annonce est la manifestation de cette intuition profonde.