En s’adressant aux « recteurs et rectrices d’académie », aux « directeurs et directrices de l’administration centrale » et aux « personnels du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports », le ministre Jean-Michel Blanquer a sûrement mûri sa circulaire sur « les règles de féminisation dans les actes administratifs », tant le sujet est sensible. En exergue, il place une citation co-signée par Hélène Carrère d’Encausse et Marc Lambron, respectivement secrétaire perpétuel et directeur en exercice de l’Académie française. Un homme et une femme, donc, ou plus précisément une femme et un homme.
Les deux signataires commencent par rappeler l’urgence des combats contre « les discriminations sexistes », les « violences conjugales », les « disparités salariales » et « les phénomènes de harcèlement ». Toutefois, au moment de clore cette phrase qui épouse si bien la cause féminine, la sentence tombe : « L’écriture inclusive, si elle semble participer de ce mouvement, est non seulement contreproductive pour cette cause même, mais nuisible à la pratique et à l’intelligibilité de la langue française. » Forte de cette autorité académique, la suite, signée cette fois par le ministre, justifie l’interdiction du « point médian » [utilisé dans l'écriture inclusive pour inclure tous les genres d'un même terme, Ndlr] notamment par la complexité accrue de l’énoncé, ce qui ajoute un obstacle à l’acquisition de la langue comme de la lecture.
Le ministre pensait-il que les gages offerts aux féministes — « la féminisation de certains termes, notamment les fonctions » — lui éviteraient les hurlements de ses ennemis ? L’interdiction de l’écriture inclusive lui a valu un communiqué vengeur de Sud Éducation, ce syndicat dont il avait déjà dénoncé il y a quelque temps les groupes de travail interdits aux Blancs :
« Passéisme » et « d’un autre temps » relèvent à l’évidence du combat politique. Par définition, l’enseignement, qui vise à transmettre un héritage collectif, ne saurait mépriser ce qui nous précède. Dans la Crise de l’éducation, Hannah Arendt notait judicieusement à propos de l’éducateur : « Sa profession exige de lui un immense respect du passé. » Au contraire, aux yeux des utopistes du changement perpétuel, la langue sera toujours vue comme passéiste : elle ne peut être que reçue ; elle met à mal tout rêve de table rase ; elle brise l’orgueil de celui qui ne veut rien devoir à personne. Ce n’est pas pour rien que la langue est dite « maternelle » et que les adolescents s’empressent de la déformer pour tenter d’exister par eux-mêmes, au risque de s’enfermer dans un narcissisme inaudible.
Hélène Carrère d’Encausse et Marc Lambron signalent bien que notre langue nous lie à notre passé : « Une langue procède d’une combinaison séculaire de l’histoire et de la pratique, ce que Lévi-Strauss et Dumézil définissaient comme “un équilibre subtil né de l’usage”. En prônant une réforme immédiate et totalisante de la graphie, les promoteurs de l’écriture inclusive violentent les rythmes d’évolution du langage selon une injonction brutale, arbitraire et non concertée, qui méconnaît l’écologie du verbe. » Heureuse formule que cette « écologie du verbe », qui ne permettrait sans doute pas d’être élu maire de Bordeaux ou de Grenoble, mais qui dit bien que la langue française, comme tout organisme vivant, ne gagne jamais à être soumise à l’artillerie lourde d’une idéologie.
« L’écologie du verbe » est comme l’amour de la création : elle suppose une attitude de reconnaissance et d’émerveillement.
On pourrait bien sûr s’agacer qu’il faille mettre le mot « écologie » partout pour avoir une chance d’être entendu, mais l’hypothèse d’une légère malice des auteurs est plus probable. La formule suggèrerait ainsi que les défenseurs du point médian — dont les élus écologistes — font subir au système de la langue la violence qu’ils reprochent aux capitalistes de faire subir à ce qu’ils appellent l’écosystème. Or, la langue, comme la nature, est plus qu’un « système », ce mot qui réduit toute contemplation de ce qui nous dépasse à une équation technique. La langue est aussi une histoire, et une histoire qu’on reçoit d’abord avec gratitude. « L’écologie du verbe » est en cela comme l’amour de la création : elle suppose une attitude de reconnaissance et d’émerveillement, ce qui manque si cruellement à l’Éducation nationale et aux partisans de la révolution permanente.
Faut-il en conclure que, face à Sud Éducation complètement à l’Ouest, Jean-Michel Blanquer est une boussole sûre pour ne pas perdre le Nord ? Non, car la même circulaire associe l’école à « la promesse républicaine d’émancipation de chaque individu ». Si tel est l’objectif, Sud Éducation a raison de juger Blanquer « d’un autre temps ». Tant que l’école sera vue essentiellement comme un lieu d’émancipation, nul ne pourra s’étonner que les militants de tout poil tentent de la mettre au service de nouvelles causes. « Notre langue, écrit le ministre, est un trésor précieux que nous avons vocation à faire partager à tous nos élèves, dans sa beauté et sa fluidité, sans querelle et sans instrumentalisation. » C’est fort bien dit, à condition d’ajouter que ce trésor vivant n’est pas fait pour former des individus émancipés, mais des esprits libres, ce qui est assez différent.
Pour former des esprits libres, rien ne vaut l’écologie du verbe : la finesse de la langue, les subtilités de son évolution, ses bizarreries aussi, ainsi que les chefs-d’œuvre auxquels elle a donné lieu. Tout cela libère beaucoup plus des préjugés que d’écrire les « syndiqué.e.s revendicati.f.ve.s » ou même que de généraliser l’usage de « Madame la ministresse ». Un esprit nourri de l’écologie du verbe à travers Rabelais, Madame de Lafayette, Beaumarchais, Balzac, Nathalie Sarraute — tous ces auteurs « d’un autre temps » — est sûrement moins dupe des mots d’ordre, syndicaux ou étatiques, de son propre temps. Évidemment, une telle liberté d’esprit n’est souhaitable ni pour Sud Éducation, ni pour un ministre de l’Émancipation nationale.