« Patron des travailleurs. » Est-il délicat dans le contexte contemporain de rappeler ce vocable sous lequel Joseph est invoqué dans les églises du monde entier en ce 1er mai, comme chaque année à pareille date ? À plus d’un titre sans doute tant il est vrai que cette vision classique d’un homme qui travaille pour nourrir sa famille et qui la protège aussi, est devenue aujourd’hui suspecte, voire anticonformiste. Mais c’est surtout le terme de « travailleur » qui titille bien des oreilles tant il est devenu au fil des temps, un terme connoté politiquement et donc, forcément, suspect par bien des bonnes consciences.
L’immense mérite de ce simple mot est qu’il nous rappelle à la réalité. Oui, le travail ne doit pas être simplement le pis-aller qui permet de gagner sa croûte. Il doit être un des lieux fondamentaux de l’épanouissement de l’être humain, homme comme femme. Un lieu par lequel il contribue efficacement à la croissance de l’humanité, au bien commun et par là même à l’avènement du Royaume. Il y a trop d’exemples de vies où le travail est un lieu de souffrance et d’exploitation. Trop de lieux où le travailleur est considéré comme une variable d’ajustement ou un outil de production. Pas seulement au Bangladesh où au Congo, mais chez nous, à nos portes, et parfois même dans nos propres bureaux.
Trop de lieux où le travailleur est considéré comme une variable d’ajustement ou un outil de production.
Je me souviens, en 2004, de la visite à Paris d’une délégation de prêtres italiens, avec leur évêque. Ils y furent reçus par l’archevêque d’alors, Jean-Marie Lustiger. Au terme de l’échange qu’il eut avec eux, un des jeunes prêtres présents l’interrogea une dernière fois : « Éminence, quel conseil nous donneriez-vous sur le plan pastoral ? » Le vieux cardinal lui répondît aussitôt : « Le peuple, surtout ne perdez pas le contact avec le peuple, comme nous l’avons perdu en France. » En voyant les cortèges de manifestants dans les rues désertes des grandes villes en cette fête du travail, je repensais à ces mots dits d’une voix fatiguée mais résolue : « Ne perdez pas le peuple. »
L’Évangile est la bonne nouvelle annoncée aux pauvres. Il s’adresse donc à tous ceux qui acceptent de reconnaître qu’ils sont pauvres et qu’ils ont ainsi besoin de Dieu pour trouver le Salut. Il ne peut donc, jamais, devenir la propriété de quelques-uns. Et ceux qui le reçoivent ne peuvent croire qu’il puisse en eux porter du fruit s’ils ne cherchent à le partager non seulement avec leurs proches mais avec tout prochain, à commencer par celui qui souffre, qui peine, qui crie car sa vie est lourde et que son avenir lui paraît vide de sens et de possible. La pire des choses qui puissent nous arriver serait que les plus pauvres, les plus petits, ces travailleurs ignorés et méprisés d’un monde qui ne considère que la richesse matérielle comme signe de gloire, ces hommes et ces femmes-là donc, regardant nos églises, estiment que leurs voûtes ne pourront y abriter leurs prières ou que nos communautés ne puissent devenir leurs. Nous aurions alors non seulement perdu le peuple mais aussi, probablement, et pour longtemps, nos âmes.
Que des baptisés, de tous milieux, de toutes sensibilités, osent porter haut les couleurs de l’Évangile dans un combat pour permettre un travail plus juste, mieux rétribué, mieux respecté.
Il me semble qu’une bonne manière d’éviter cette abjuration est de réinvestir d’une manière puissante le champ social où la voix de l’Église nous précède et nous guide. Que des baptisés, de tous milieux, de toutes sensibilités, osent porter haut les couleurs de l’Évangile dans un combat pour permettre un travail plus juste, mieux rétribué, mieux respecté, afin que les travailleurs dont saint Joseph est le patron, puissent tous découvrir dans ce quotidien parfois harassant et difficile qu’ils sont appelés à y puiser une force qui sanctifie leurs vies.