Il n’est pas illégitime de s’interroger sur la cohérence de la sacralisation du droit de ne rien respecter comme sacré.L’atroce et révoltant assassinat de Samuel Paty a suscité de vigoureuses et solennelles réaffirmations du droit fondamental à la liberté d’expression, y compris le « droit au blasphème ». Ces proclamations ont à leur tour déclenché des protestations hostiles dans certains pays musulmans et on ne peut exclure qu’elles aient motivé les meurtres odieux dans la cathédrale de Nice jeudi matin. Il ne devrait pas être interdit de se demander si toute espèce de censure ou de retenue doit être bannie, et d’abord s’il n’existe pas déjà des limites qui ne sont pas sérieusement remises en cause.
Définir la diffamation et l’injure
En France, la loi (indubitablement républicaine) du 29 juillet 1881 sur la presse rend passible de poursuites judiciaires — par-delà l’incitation au crime ou à la haine et les propos qui nient l’autorité de l’État ou nuisent à sa sécurité — la diffamation, l’injure et, plus généralement, tout ce qui atteint les personnes dans leur identité consciente et leur vie privée.
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La question est dès lors de définir la diffamation et l’injure. Ceux qui se livrent à la discréditation d’autrui feront valoir qu’ils ne font qu’exprimer ce qui est à leurs yeux la vérité, ou du moins des faits objectifs, tels qu’ils les voient et invitent à les regarder. Leurs cibles, au contraire, se déclarent subjectivement blessées par des représentations déformées et avilissantes d’eux-mêmes ou de ce qu’ils considèrent comme constitutif de leur être.
Abolition de la rationalité et de l’humanité
Or on n’a pas là d’un côté une objectivité qu’on ne pourrait contester que de mauvaise foi, et de l’autre une subjectivité qui pourrait être ignorée. Car le ressenti de ceux qui se considèrent insultés est une réalité, tandis que l’image d’eux-mêmes et de ce qui leur est cher qu’affichent les dénigrements n’est qu’une opinion particulière visant à s’imposer sans vergogne — quoique plus subtilement que les idéologies du XXe siècle, qu’il a fallu combattre avec leurs propres armes de la guerre et/ou de la propagande.
D’une certaine façon, le renoncement au dialogue au profit de l’éructation méprisante est une régression de la raison vers la violence, de la civilisation vers la barbarie et finalement de l’humanité vers la brutalité.
Ce qui est grave est que, certes moins ouvertement que les totalitarismes, l’injure abolit la rationalité — plus exactement la capacité de répondre en argumentant. Or le logos, c’est-à-dire le discours déployant une logique partageable, est essentiel à la sociabilité et exclut l’irrespect délibéré de l’autre sans l’écouter ni lui donner la parole. Celui qui est ainsi vilipendé est privé de droits. D’une certaine façon, le renoncement au dialogue au profit de l’éructation méprisante est une régression de la raison vers la violence, de la civilisation vers la barbarie et finalement de l’humanité vers la brutalité.
Un absolu substitué au sacré
Bien sûr, l’irrévérence, consistant à ne pas accepter comme telle une rationalité qui entend n’être pas discutée, est une forme de liberté. Et, comme l’a montré Bergson, le rire est une manière de dénoncer l’absurdité perçue. Mais si l’humour sert à stimuler la pensée, cela ne veut pas dire qu’il peut et doit s’y substituer ni la paralyser. Il n’autorise pas à ériger le piétinement de l’autre en droit absolu, exempt de toute restriction. L’objet de risée n’a plus qu’à se taire et disparaître. Mais est-ce possible si, puisqu’on se veut « humaniste », on ne le supprime ou ne l’expulse pas physiquement, se contentant d’amuser sans fin la galerie à ses dépens ?
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La simple clairvoyance requiert d’envisager les effets que le message émis est susceptible de produire. La sagesse dit bien que la liberté doit s’arrêter là où commence celle du prochain. Il y a même une contradiction dans la désinvolture qui revendique l’impunité quand elle réduit l’autre à l’imbécillité. Car en qualifiant de piteuse folie ce qu’il tient pour sacré, on n’élimine pas tout sacré : on fabrique un autre absolu, qui n’est pas plus dialogal ni cohérent, mais tout aussi arbitraire et non moins liberticide – à savoir le droit qu’on s’arroge et proclame imprescriptible de reléguer dans une sous-humanité ceux qui ont de la religion (c’est-à-dire une écrasante majorité de la population mondiale).
Un droit saugrenu
Cet absolu-là est d’autant moins défendable qu’il est présenté comme une évidence qu’il serait indécent de justifier. Ses limites apparaissent pourtant dans le fait qu’il est tacitement admis que tout n’est pas publiable : la presse et les médias s’abstiennent de diffuser les images et les détails de dégradations de l’humanité qui suscitent une révulsion impuissante et muette. Aujourd’hui où les réseaux sociaux se développent sans déontologie, on commence à les contraindre d’exercer une censure sur ce qu’ils véhiculent. Mais des inconséquences émergent, quand par exemple est décrétée recevable la plainte de celui qui s’estime offensé s’il a croisé une femme en tchador, alors qu’on ne permet pas à un musulman de s’avouer blessé quand on lui met sous le nez des caricatures infâmantes de Mahomet.
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Le « droit au blasphème » est saugrenu en ce qu’il réinvente ce qu’il prétend disqualifier. Il revient à tenir pour sacré le droit d’affirmer que rien ne l’est, ou pour inconditionnellement respectable l’irrespect de tout. Au fond, la profanation verbale traduit un désir inassouvissable de transgression. Quand on a démoli toutes les digues, il ne reste plus à bafouer que la pudeur et l’honneur – et les siens propres en plus de l’intégrité de ceux dont on se gausse. D’où la scatologie et la pornographie dans lesquelles verse presque fatalement la licence qui se veut affranchie de tous les totems et tabous, mais ne craint pas de se proclamer intangible.
La retenue chrétienne
On s’étonnera peut-être que l’Église réagisse si peu quand elle est insultée et ne dénonce pas aussi férocement que les laïcards tout ce que ces derniers (du moins quand ils ne sont pas pavloviennement anti-occidentaux) considèrent comme du fanatisme (spécialement islamique ces temps-ci). Cette retenue des chrétiens n’est pas une faiblesse et a trois fondements. Le premier est que ces injures, même si elles font mal, ne sont pas grand-chose à côté de ce qui a été infligé (jusqu’au bout et en vain) au Christ et leur en apparaissent comme des actualisations somme toute médiocres. Le deuxième est que leur Seigneur ressuscité leur demande de pardonner les offenses. Le troisième est leur confiance en la raison dont Dieu a doté tout homme et qui fait du dialogue sans complaisance ni raideur avec quiconque croit autrement davantage qu’une voie à explorer et bien plutôt une espérance autant qu’un devoir, comme saint Jean Paul II l’a montré à Assise en 1986 et comme le pape François le met en œuvre aujourd’hui.
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