La montée en puissance des ambitions turques alarme les pays européens. La France et la Grèce sont les seules puissances à prendre vraiment la menace au sérieux.La situation tendue en Méditerranée orientale n’a rien de surprenant pour qui suit le parcours politique du président turc Recep Erdogan. Il applique le programme qu’il avait annoncé, et pour lequel il a été élu : restaurer la grandeur de la Turquie. Ce pays reste traumatisé par le traité de Sèvres (1920) qui a organisé le partage de l’Empire ottoman à la suite de la défaite de la Première Guerre mondiale. L’empire qui avait régné sur les Balkans et le Maghreb, allant jusqu’aux portes de Vienne et de l’Espagne, était réduit à la seule Asie mineure. La Turquie n’a jamais renoncé à ses ambitions, qui se dévoilent désormais en Méditerranée.
À cela s’ajoute l’enjeu énergétique. Depuis plusieurs années, des gisements importants de gaz sont découverts au large des côtes de Chypre et de l’Égypte, dont le plus important est le gisement Zohr qui attire bien des convoitises. En fonction de la délimitation de la zone économique exclusive (ZEE) autour de Chypre, la Turquie peut avoir ou non accès à ce gisement. Or le nord de Chypre est occupé depuis 1974 par Ankara, après un raid militaire rapide, qui fait de l’île un territoire divisé entre une partie grecque et une partie turque. Nicosie, comme Berlin autrefois, est la capitale de deux pays.
Le contrôle de la mer
À ce fond d’antagonisme se surimpose le contrôle de certaines îles du Dodécanèse, dont Kalymnos, vers lesquelles les Turcs regardent. Là aussi, la bataille n’est pas tant terrestre que maritime : le contrôle de la mer afin d’assurer la main mise sur les fonds sous-marins. La Turquie avait des rêves, elle a désormais des ambitions. En Libye, elle vient de remporter une victoire nette en repoussant le général Haftar de Tripoli notamment grâce à l’usage de ses drones. En juin dernier, elle n’a pas hésité à défier la corvette française Le Courbet alors que les deux pays sont membres de l’OTAN.
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L’escalade turque est pour l’instant sans fin, et ce n’est pas le sommet d’Ajaccio qui pourra l’arrêter, ni même la menace de sanctions économiques. Un affrontement dur, un choc maritime n’est pas à exclure. Athènes réarme en s’équipant de dix-huit Rafales français et en lançant un appel d’offres pour acquérir quatre corvettes. La France a conduit des manœuvres militaires maritimes en Méditerranée orientale, avec ses alliés grec et chypriote. Comme toujours, le pire n’est jamais certain, mais la menace doit être prise au sérieux. Comme tous les régimes autoritaires, Erdogan a besoin de l’affrontement, qui est à la fois sa volonté politique et qui lui permet de souder son peuple autour de lui. Donner des coups de boutoir et faire pression sur l’Europe est une façon de tester la résistance des Européens et d’acquérir quelques lopins de mer pour mettre la main sur les gisements. En menaçant du pire, on peut espérer prendre quelques miettes. L’Allemagne joue les conciliatrices, comme elle le faisait déjà en 2015 quand Erdogan utilisait le chantage migratoire pour faire pression sur l’Europe.
L’enjeu méditerranéen
Ses pays membres ayant des intérêts divergents, l’Union européenne est incapable de parler d’une seule voix et d’imposer une volonté commune. Lors de crise diplomatique grave, ce sont les États qui reprennent le dessus. On en revient aux fondamentaux de la géopolitique : la puissance, la pression, la vision stratégique et la négociation. Élément positif : la France redécouvre qu’elle a des intérêts en Méditerranée ainsi que l’importance de s’appuyer sur ses alliés. Ces confrontations nous rappellent celles du XVIe siècle ; le monde d’après a un goût de souvenir. Elles nous rappellent aussi qu’il ne peut pas y avoir de diplomatie efficace, et donc de paix, sans armée puissante et bien entraînée.