Temps de partage par excellence, la période de Noël n’est-elle pas une invitation paradoxale, alors qu’un petit Roi fait basculer le cours du monde sans prononcer un mot, à revenir au règne du silence ?Nous avons tous en tête ces moments familiaux au cours desquels le bruit se faisant insupportable pour l’oreille de nos parents, il nous était (or)donné de jouer à ce jeu d’abord désagréable et finalement dépaysant : Le Roi du silence. La règle ? Gagne celui qui arrive à se taire le plus longtemps possible. L’interruption brutale de nos conversations brisait notre élan à participer, fût-ce intempestivement, à l’allégresse générale. Nous rongions alors notre frein dans un premier temps et, nous observant mutuellement dans une immobilité incongrue, il n’était pas rare qu’un fou rire fusât. Puis, ramenés pas à pas à nos pensées comme à la calme observation du ballet de la table, entre service et attentions, nous étions conduits à savourer différemment la richesse du repas.
Temps de partage par excellence, la période de Noël n’est-elle pas paradoxalement une grande invitation, alors qu’un petit Roi fait basculer le cours du monde sans prononcer un mot, à revenir au règne du silence ? Et n’est-ce pas là la sagesse capable de rassembler, en ces heures de confrontation brutale autour de la réforme des retraites, ceux qui veulent passer en force et ceux qui s’arcboutent obstinément ?
Certitude ou évidence ?
L’erreur la plus courante des « sachants » ou, disons, de ceux qui croient que le pouvoir réside dans le volume accumulé des connaissances, est de considérer qu’une décision se prend comme on consulte un dictionnaire. À dire vrai, ce type de personnes décident si vite qu’on se demande s’ils ont pris le temps de la réflexion. Ils gèrent la décision comme un pur sujet mental et se contentent de faire, à chaque fois qu’on les sollicite pour évaluer un sujet pourtant extrêmement contextuel, un aller-retour avec leurs certitudes.
Ainsi de ce dirigeant qui n’a pas le temps de s’arrêter auprès d’un salarié vu dans un état critique dans le hall de l’entreprise parce que son emploi du temps est réglé comme du papier à musique, qui ne sait pas saisir non plus au regard d’un autre ou au calme inhabituel de l’étage que quelque chose de grave se trame, qui veut enfin à toute force suivre son plan commercial « parfait » quand on lui explique pourtant que la communauté qu’il vise a un rythme ou traverse une période appelant, au moins momentanément, à ralentir la cadence.
Lire aussi :
Humaniser le management, c’est possible !
Je m’amuse pour ma part à chronométrer le temps de réponse d’un décideur (ni trop rapide, ni trop lent) et surtout à observer la manière dont il laisse le contexte environnant résonner dans sa tête, son cœur et ses tripes. Il y a une réalité qui précède la pensée. Elle se feuillette, se déploie, s’épaissit dans l’esprit à force d’écoute accumulée et non pas en un condensé de certitude instantanée. Un chef pour son entité mais aussi une personne dans sa vie, n’a donc pas à l’inventer mais à l’accueillir, à la laisser éclore comme une évidence et à la laisser revenir comme une marée de clarté répétée, dissipant ainsi fantasme et chimère.
Densité ou espace-temps ?
La première vertu du silence est de nous réconcilier avec l’espace-temps. À force de courir, nous vivons à côté du rythme de la vie et celui-ci nous oblige à revenir à lui. Quand ce ne sont pas par les événements contraires qui se multiplient, mettant à mort le plan, ce sont les personnes qui s’épuisent, se durcissent, partent ou se divisent.
Le petit Roi qui vient à Bethléem est un maître de l’espace et du temps. Il veut croître, comme toute vie personnelle et opérationnelle durable, à proportion de nos moyens, de notre état, en un mot de notre présent. Il ne choisit pas un palais mais une étable, parce que le groupe aura plus chaud autour de lui, qu’il sera amené à se connaître, se rapprocher, s’entraider et que, comme toute vertu par trop “frontiscipale” et ennuyeuse, le doré et le marbre ne valent pas, pour un bébé, la réjouissante simplicité d’une animale compagnie. Au-delà de ces très libres interprétations bibliques, une réalité demeure : le Dieu des chrétiens, comme l’hostie, tient d’abord dans la main et n’occupe pas tout l’espace du jour au lendemain.
Lire aussi :
Quand la temporalité chrétienne réintroduit le vrai sens du temps
Viennent alors 30 années de silence. Nous avons si facilement tendance à l’oublier. 30 années de présence, de rayonnement discret par le regard et le travail, le geste, l’attention et l’écoute. La Toute Puissance divine prend son temps, vit sa vie sobre et pleine, ne se presse pas de dire et d’interpréter, laisse là aussi l’évidence s’imposer.
Le socle du silence
L’autorité siège sur ce socle de silence habité, de ce temps incarné. Et, comme en miroir, après trois ans de paroles progressives et inspirées, c’est encore le silence qu’opposera le « roi des juifs » par quolibet aux questions de Pilate cherchant la vérité. Par-delà la foi, là aussi, il y a des enseignements de vie quotidienne : chaque étape de la mission ne se livre pas à la vitesse de la logique mais s’écoute dans le temps révélé ; elle ne veut pas passer en force une densité pensée mais devient dense à force de s’incarner, comme grandit un nouveau-né et non comme un précipité.
Le temps que nous vivons à Noël, par fidélité, ferveur ou convivialité, peut être pour tous un retour aux sources. Loin du brouhaha commercial, reposant dans la mangeoire de nos histoires, dans la crèche de notre habitat, chez les bergers de nos réelles sociabilités, nous pouvons savourer le son de la vie qui s’écoule, le cri de la vie qui commence, le crissement du pas qui recommence. Voilà comment gagner à tous les coups et de son plein gré au Roi du silence.