La pratique de la vertu tend vers le juste milieu, non pas au sens d’« arrangement à l’amiable entre deux excès », mais comme l’équilibre recherché pour une fin bonne avec de justes moyens.L’exercice ordinaire des vertus se donne pour but d’atteindre une certaine harmonie, un juste équilibre qui permet à toutes les composantes de l’être humain de travailler en parfaite symbiose et d’avancer vers ce pour quoi il a été créé : l’amour de Dieu et la béatitude éternelle. Cela semble sous-entendre qu’il faut éviter les extrêmes, par exemple rechercher un plaisir charnel, ni trop, ni trop peu. Ce serait mal comprendre ce que signifie ici juste milieu.
La mollesse de « l’âme habituée »
Nous ne sommes pas dans le règne de la tiédeur, de la médiocrité ou du politiquement correct. Trop souvent, il est dit que l’essentiel est de ne pas abuser des bonnes choses, qu’il faut savoir profiter de tout, à partir du moment où cela ne gêne pas les autres, etc. De tels critères risquent bien de mettre à mal la pratique des vertus ! Ils la réduiraient à une sorte de relativisme moral : faire ce dont j’ai envie, dans les limites du bon goût et du tolérable pour autrui. Il s’agit bien de la tendance contemporaine, dans le monde laïque, mais aussi dans la sphère religieuse, y compris catholique. Profiter de la vie en la dévorant autant qu’il est possible par tous les bouts, l’essentiel étant de « se faire plaisir », expression sans cesse employée, à tout bout de champ et pour n’importe quoi. « Se faire plaisir » pour aboutir, évidemment, au constat suivant : « Que du bonheur ! », autre expression récurrente et insipide provenant d’automatismes à la mode et d’un appauvrissement qui n’est pas seulement celui du vocabulaire mais aussi et avant tout celui de la vie intérieure. Ce juste milieu acceptable par tous ne conduit qu’à la mollesse de l’âme.
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Il est bon de relire à ce propos l’énergique avertissement de Charles Péguy dans sa Note conjointe sur la philosophie de M. Descartes, rédigée peu de temps avant sa mort au champ d’honneur en 1914 : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée. On a vu les jeux incroyables de la grâce et les grâces incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n’a pas vu mouiller ce qui était verni, on n’a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n’a pas vu tremper ce qui était habitué… »
Le juste milieu selon la raison
Notre esprit est plongé dans la confusion quant à ce juste milieu de la vertu car, guidés par les passions et les émotions, nous ignorons le fait que l’exercice de la vertu est raisonnable. Aristote écrivait déjà que « la vertu morale consiste dans un juste milieu relatif à nous, fixé par la raison ». Lorsque nous négligeons cette réalité et que nous réduisons la pratique de la vertu simplement à un choix subjectif soumis à des instincts ou des sentiments, nous nous condamnons à ne pas saisir ce qu’est vraiment la vertu et à flotter indéfiniment dans un état d’apesanteur morale qui conduit à se forger une âme habituée.
Saint Thomas d’Aquin, encore une fois, va nous éclairer et nous remettre dans la bonne direction. Le juste milieu de la vertu est en conformité avec la droite raison. La conclusion de la Question 64, Somme Théologique Ia-IIae précise : « Le propre de la vertu morale est d’assurer la perfection de la partie appétitive de l’âme dans une matière déterminée. Or un mouvement appétitif a pour mesure et pour règle à l’égard de ses objets la raison elle-même. Et le bien de tout ce qui est mesuré et réglé consiste en ce qu’il soit conforme à sa règle, comme le bien dans les œuvres d’art est qu’elles suivent les règles de l’art. Par conséquent, en ce domaine, le mal c’est au contraire d’être en désaccord avec sa règle ou mesure. Ce qui lui arrive, ou parce qu’elle va au-delà de la mesure, ou parce qu’elle reste en deçà, comme cela saute aux yeux dans tout ce qui se règle et se mesure. Et par là on voit nettement que le bien de la vertu morale consiste dans un ajustement à la mesure de raison. Or il est clair qu’ajustement ou conformité est un milieu entre l’excès et le défaut. Cela montre clairement que la vertu morale consiste dans un milieu. »
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Pour un motif vrai
Prenons l’exemple, tout à fait d’actualité hélas, de la virginité consacrée. Dans un premier temps, nous aurions tendance à affirmer qu’il n’y a pas là juste milieu car ce serait introduire, justement, la possibilité de dérèglements non conformes à cette vertu. Le juste milieu risque d’être ici la destruction de la vertu en question. Quoi de plus extrême en effet que la virginité consacrée ? Le juste milieu n’est donc pas arrangement à l’amiable pour s’accorder quelques privautés dans ce domaine. L’abstinence de la virginité est équilibre lorsqu’elle est guidée par le bon motif et qu’elle s’exerce comme il le faut. Dans ce cas, il s’agit d’être fidèle au commandement de Dieu et d’aspirer à la vie éternelle dont elle est déjà l’image. Saint Thomas souligne que lorsque le motif et les moyens employés sont faux, même la virginité la plus stricte ne peut plus être appelée une vertu : « Si la chose se fait comme il ne faut pas, c’est-à-dire selon un culte illicite, ou encore pour une vaine gloire, ce sera pratique superflue. Si au contraire elle ne se fait pas quand il le faut ou comme il le faut, c’est du vice par défaut, comme cela est clair chez ceux qui transgressent leur vœu de virginité ou de pauvreté » (I-IIae, q.64, art.1, solution 3). Il ne s’agit donc pas d’un exercice de la raison entendu au sens des Lumières, ou de la philosophie de Kant, mais d’une sage conformité au réel : faire les choses comme il le faut, ceci avec une dose de bon sens, ce sens commun non pollué par la raison devenue folle et prisonnière de tous les relativismes.
Selon sa nature
Dans un très intéressant article exposant un renversement salutaire actuel en ce qui regarde l’épistémologie des vertus, le philosophe Roger Pouivet écrit : « Qu’il s’agisse de morale ou d’épistémologie, le vertueux est à lui-même, par sa nature humaine spécifique et les qualités propres qu’une personne humaine peut développer, la norme de son action ou de la valeur épistémique de ses croyances. Être vertueux, pour une personne humaine, c’est réaliser pleinement sa nature. » Le chrétien, catholique thomiste ou non, ne dit pas autre chose. L’apparition du juste milieu réside justement dans cette réalisation de notre nature telle qu’elle a été créée. Notre raison est mesurée par la réalité. Si la raison se rebelle et si elle décide de se placer au-dessus de cette réalité, elle devient son unique critère et son propre juge, et les ennuis commencent. Le cas des vertus théologales sera un peu différent car leur règle est Dieu même. Le juste milieu n’a plus vraiment cours en ce qui concerne l’excès. Il est même préférable.
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Les vertus sont interdépendantes
Quant à savoir si les vertus morales sont connexes entre elles, il semble que cela soit le cas. Une vertu ne peut pas se développer indépendamment des autres. Si tel est le cas, selon nos critères de jugement, c’est que notre vision est faussée et que nous considérons comme vertu ce qui n’en est pas, parce que non conforme au motif et aux moyens employés. Saint Thomas, dans la Question 65, art.1, sed contra, cite les autorités : « St Ambroise dit ceci : “Les vertus sont connexes entre elles, et si enchaînées que celui qui en a une semble en avoir plusieurs.” Saint Augustin dit également que “les vertus qui sont dans l’âme humaine ne sont nullement séparées les unes des autres”. Saint Grégoire dit à son tour qu’ “une vertu sans les autres, est tout à fait nulle ou imparfaite”. Et Cicéron affirme : “Si tu avoues que tu ne possèdes pas une vertu, nécessairement tu n’en auras aucune.” »
Il est d’ailleurs toujours nécessaire de ne pas perdre de vue qu’il existe des vertus infuses et des vertus acquises. Ces dernières sont toujours relatives et sujettes à caution. Saint Thomas signale à ce sujet que « les vertus acquises […] sont vertus relativement mais non pas absolument, car elles ordonnent bien l’homme en vue d’une fin ultime dans un genre, mais non en vue de la fin ultime absolument. De là, sur le passage de l’Apôtre (Rm 14, 23) — “Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché” — la Glose de St Augustin commente : “Là où manque la connaissance de la vérité, il n’y a que fausse vertu, même avec de bonnes mœurs” » (Question 65, art.2, conclusion). Les vertus morales infuses possèdent, quant à elles, un socle commun qui est la charité. Si cette dernière est perdue, toutes les vertus le sont aussi.
L’important est d’être bien conscient de cette nécessité du juste milieu bien compris car sinon la vertu n’est qu’un simulacre. Il faut toujours tendre vers ce qu’il faut comme il le faut. Ceci met de côté toutes nos prétentions d’individualisme et de création personnelle dans ce domaine. Nous ne sommes pas à nous-mêmes le critère de discernement et de jugement pour le bien et le mal.
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