En glissant de l’exaltation de la différence à l’exaltation du désir indifférencié, le féminisme a rompu avec la personne comme fondement des droits de l’homme… et de la femme.
Le récent Dictionnaire du féminisme paru aux Presses universitaires de France (1) fait le point sur ce que l’on entend par féminisme, et sur son histoire. Le constat partagé par les travaux contemporains est que ce courant produit inéluctablement un féminisme sans femme, c’est-à-dire la fin de la femme. Ce phénomène mérite d’être décrit afin d’en proposer une explication méthodologique : les présupposés philosophiques d’un certain féminisme ne mènent-ils pas inexorablement à cette disparition de l’objet même de son étude, la femme ?
Difficulté de définir le féminisme
Le féminisme désigne à la fois le sujet d’étude qu’est la femme et la place qu’elle a, ou qu’elle devrait avoir, dans la société politique. Le militantisme est intrinsèquement lié au discours même du féminisme : les études féministes mêlent l’objet scientifique, ce que l’on étudie, et l’action politique de promotion et de défense de cet objet. On reconnaît ici l’influence marxiste : la théorie ne peut se séparer de la pratique, la seconde nourrit la première.
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L’histoire du féminisme est donc tributaire d’une philosophie de l’histoire de type marxiste, d’une certaine manière de relire l’histoire à partir de philosophies contemporaines. Ainsi le féminisme n’existait pas réellement avant que le concept et le mot n’apparaissent, parce que les principes méthodologiques le pensant relèvent de courants philosophiques récents. On projette donc sur le passé une problématique contemporaine. L’histoire du féminisme est ainsi paradoxale en elle-même : de quoi parle-t-on réellement, de la femme, ou de l’évolution des discours et des pratiques concernant la femme ?
Les trois vagues du féminisme et leurs paradoxes
On distingue habituellement trois « vagues » dans l’histoire du féminisme. Dans chacune de ces vagues on peut décrire un contexte particulier, une orientation idéologique, et une action collective.
La première vague est datée de la fin du XIXe siècle jusque dans les années 1940. On peut même la faire remonter à la Révolution française, dans la mesure où certaines femmes revendiquaient déjà une émancipation, par exemple Olympe de Gouges, auteur d’une Déclaration des droits de la femme en 1791. La première vague portait essentiellement sur une critique des Droits de l’homme de 1789 comme droits de l’homme exclusivement masculin. Par la suite, cette logique a conduit à des revendications politiques (droit de vote), économiques (droit d’ouvrir un compte bancaire), civiles (autorité parentale), etc. : la femme doit être aussi libre juridiquement que l’homme et être son égale.
Cette première vague reste d’actualité pour beaucoup de penseurs ou de courants politiques et religieux. D’une certaine manière, l’Église catholique reste attachée à ses interrogations, sans entrer dans toutes les revendications des vagues suivantes.
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La deuxième vague du féminisme se développe à partir des années 1960 toujours sous l’influence du marxisme, qui associe les luttes féministes aux luttes de classes et à toute forme de domination. L’idée entre dans le domaine des études universitaires et de l’action politique par la revendication de la liberté sexuelle, de la maîtrise de son corps et de la procréation. Ce combat est historiquement assimilé au combat du Mouvement pour la Libération de la femme (MLF). Les lois sur la contraception ou l’avortement sont emblématiques de cette période : la femme libre est une femme qui exalte son corps et son plaisir sexuel à égalité avec l’homme, elle ne lui est plus soumise et se libère des contraintes de la maternité par la disposition libre de son corps. Il ne s’agit donc plus de revendiquer des droits civiques, mais de disposer de sa fécondité et de sa vie sexuelle indépendamment du mariage ou des règles traditionnelles.
Il est à noter que ce féminisme de la deuxième vague s’appuie sur les progrès de la médecine pour revendiquer cette liberté : la contraception introduit une rupture et un dépassement des processus dits « naturels ». La dénaturalisation de la femme est marche, surtout à partir des écrits de Simone de Beauvoir : la « nature » (que l’on confond avec le déterminisme physico-chimique des sciences biologiques) est un carcan dont les femmes doivent se libérer.
…à la déconstruction de la complémentarité
La troisième vague du féminisme est en conflit avec la deuxième. Des courants contradictoires la traversent, à telle enseigne qu’il est difficile de cerner son unité. Dans les années 1980, venues des États-Unis, les études et la militance féministes se centrent sur les sexualités « marginales » : homosexualité, transsexualité, relations tarifées, sadomasochisme, sexualité « intergénérationnelle », etc. Utilisant les études de genre, le travail des féministes aboutit à la déconstruction théorique et pratique de la binarité homme-femme, que l’on considère comme issue des rapports de domination. La troisième vague conduit à des débats avec la deuxième, et les féministes se divisent encore davantage. Les uns veulent manifester qu’il n’y a pas d’identité sexuelle, mais des identités de genre construites psychologiquement et socialement, les autres critiquent cette perspective au nom de la féminité comme fait biologique et phénoménologique.
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Il est donc parfaitement légitime de considérer que le courant féministe aboutit à un féminisme sans femme. La connexion des luttes et l’évolution de la démocratie font que l’objet d’étude et de militance devient la multiplicité possible des identités et des sexualités : contre les dominations de classes, de races ou de sexes, les identités deviennent multiples, liquides, éphémères. La catégorie « femme » n’est plus de mise (1). Le recours à une complémentarité des sexes, à une organisation sociale et politique fondée sur la relation homme-femme devient anti-démocratique et frontalement contraire à la liberté et l’égalité. Il s’agit d’un enjeu de civilisation : les individus ne sont plus définis par leur sexe biologique, mais on doit reconnaître une multiplicité contingente des identités de genre.
Pourquoi le féminisme aboutit-il à la fin de la femme ?
Prendre pour objet d’étude la femme et améliorer ses conditions de vie en cherchant ce qui peut favoriser sa liberté et l’égalité de traitement dans la société ne peut apparaître négativement. Le féminisme peut se définir légitimement comme, d’une part un axe d’étude en sciences humaines et sociales, d’autre part une action permettant à la femme de réaliser ce qu’elle est profondément, en relation avec les différentes possibilités naturelles et culturelles de sa personne : féminité, maternité, tout en sachant que certaines femmes n’entrent pas dans ce destin. Il faut donc respecter les choix individuels, mais faut-il pour autant remettre en cause la tendance « naturelle » du genre humain, la division sexuelle ? (3)
La difficulté semble surtout venir des présupposés philosophiques souvent implicites. Dans le « féminisme » actuel, il s’agit non de permettre à la femme, en tant que personne humaine, d’accomplir sa vocation naturelle ou surnaturelle, mais d’émanciper l’individu humain à tout prix. Ainsi, les Droits de l’homme ne sont plus fondés sur la dignité de la personne sexuée mais deviennent les droits fondés sur la pure émancipation des désirs. Suivre sa volonté individuelle, le « ce que je veux », c’est suivre ses désirs, et dans le domaine de la sexualité les désirs sont multiples, changeants et polymorphes. Les identités de genre remplacent donc les identités biologiques liées à la reproduction. Les constructions psychologiques et sociologiques dominent et façonnent toutes les identités possibles, sans limites.
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La tyrannie du désir indifférencié
Les Anciens avaient bien perçu cette possible tyrannie du désir : la démesure leur était insupportable et qu’elle venait pour eux d’une non-maîtrise des désirs (4). Cependant, à partir de la fin du XVIIIe siècle, la logique du « contrat social » l’emporte et conduit peu à peu à une domination juridique des désirs : les droits de l’homme se transforment en droits des désirs, « j’ai droit à ce que je désire », en toute liberté et en toute égalité. Je passe contrat avec les autres pour que justement la société me garantisse la liberté de mes désirs et l’égalité de tous les désirs quelles que soient leurs différences, y compris sur le plan des pratiques sexuelles. Si le désir subjectif de chaque individu, indifférencié par définition, est la mesure de l’agir et du droit, alors effectivement la femme n’est plus une référence, elle ne peut que disparaître au nom du féminisme. L’évolution de l’individualisme comme source unique de progrès des sociétés démocratiques conduit inexorablement à ce féminisme radical. Comme il s’agit de s’inventer, autant libérer toutes les possibilités d’invention de soi au nom de la liberté individuelle. L’économie et la technique permettent dorénavant de rendre possible et pensable ce qui ne l’était pas il y a encore quelques décennies.
Quitter la personne comme fondement des droits de l’homme ne peut qu’aboutir à une politique de l’individu qui s’appuie sur le genre et non sur le corps pour déterminer la justice, la liberté et l’égalité. C’est l’enjeu fondamental : entre individu et personne, la rupture est consommée. Le féminisme peut-il redevenir un travail à partir de la personne humaine dans son intégralité, et retrouver son sujet d’origine, la femme ?
Cette tribune est une synthèse de la communication de l’auteur au colloque de l’Institut catholique de Toulouse sur “Le temps de la femme”.
(1) Christine Bard (dir), Dictionnaire des féministes. France XVIIIe-XXIe siècle, Paris, PUF, 2017.
(2) Voir Judith Butler, Trouble dans le genre, traduction de Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005, p. 62.
(3) Nous nous permettons de renvoyer à notre étude, Michel Boyancé, Hommes, femmes, entre identités et différences, Paris, PUIPC, 2013.
(4) Voir Jean-François Mattéi, Le Sens de la démesure, Paris, Sulliver, 2009.