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Derrière la révision des lois de bioéthique, une révolution juridique

FRANCE, COUNCIL, BUILDING
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Louis-Damien Fruchaud - publié le 22/09/18
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Comment l’éclairage juridique du Conseil d’État sur la révision de la loi de bioéthique valide les pleins pouvoirs du Parlement pour justifier toutes les transgressions. Les modifications envisagées ne touchent pas seulement les équilibres internes au sein du droit français mais bien ses conceptions fondamentales.Alors que le Parlement a déjà commencé d’auditionner certains experts et que le CCNE vient de rendre son avis, un retour sur les problèmes juridiques que soulève la révision des lois bioéthiques est utile. Le Conseil d’État y a consacré, début juillet, une étude pour éclairer, d’un point de vue juridique, les débats que cette révision appelle.

Les médias qui ont relayé le contenu de cette étude ont relevé deux points, apparemment contradictoires : d’une part le Conseil d’État apparaît à la pointe de l’innovation (particulièrement en matière de PMA et de filiation), d’autre part il semble être tout à fait réticent à « aller plus loin » (spécialement dans le domaine de la fin de vie, mais également sur la GPA). En réalité, il faut dépasser l’analyse thème par thème pour comprendre la manière spécifique dont le Conseil se saisit de la question et ses conséquences.

A priori, en effet, le Conseil d’État semble rigoureux : il expose précisément les règles dans chaque matière puis présente diverses options de modifications ou, il faut le souligner, de statu quo. L’origine des problèmes vient du fait que le Conseil d’État est bien obligé de constater, nettement, la « forte cohérence » du droit français, fondé sur la défense de la dignité de la personne humaine comprise d’une manière objective, c’est-à-dire à la manière des mouvements conservateurs.

Deux conceptions de la dignité humaine

Il existe en effet deux conceptions opposées de la dignité de la personne humaine dans sa relation à la liberté humaine. Selon la première, subjective, la dignité se résume à la liberté : la dignité s’identifie à l’autonomie de la personne qui peut, sans contraintes, exprimer ses choix librement. Selon la seconde, objective, la dignité est le propre d’une nature humaine qui s’impose à la personne elle-même. La liberté est un élément de la nature humaine mais ne s’y limite pas. La personne n’est pas libre de respecter sa propre dignité, qui est une responsabilité pour elle.

Le Conseil observe que la première conception est plutôt celle de la Cour européenne des droits de l’homme et des systèmes juridiques anglo-saxons. Il souligne qu’elle tend à une « éthique minimale », c’est-à-dire à celle qui sous-tend les opinions pro choice, aussi bien en matière d’avortement qu’en matière d’euthanasie. La seconde en revanche est celle du droit français. Le Conseil reconnaît ainsi que « le point d’équilibre actuel du système français apparaît reposer sur une conception particulière du corps humain, découlant de l’importance accordée au principe de la dignité de la personne humaine. Cette conception s’incarne dans les principes de respect, d’inviolabilité et d’extra‐patrimonialité du corps, qui visent à protéger l’individu indépendamment même de sa volonté ».

La subjectivisation des droits

Les lois bioéthiques ne sont cependant pas entièrement divergentes dans les démocraties européennes : il y aurait d’une part un socle commun ou « matrice commune » : « les principes de liberté, de dignité et de solidarité » et, d’autre part, une diversité de solutions nationales, une « pluralité de choix » qui prend la forme d’une « pondération propre à chaque pays » entre ces principes. La diversité de solutions nationales implique une possible mise en concurrence des systèmes juridiques par les individus : on appelle cela des « comportements de law shopping dès lors que des droits ouverts dans certains États sont proposés, à des tarifs plus ou moins élevés, à des ressortissants étrangers qui ne bénéficient pas de telles possibilités dans leurs pays ».

Ainsi, le droit de chaque État est « tiraillé » par l’individualisme : « La subjectivisation des droits sous l’impulsion des cours européennes, la mise en concurrence des différents modèles nationaux facilitée par la mobilité des individus et par internet, la vulgarisation du savoir médical et la banalisation des techniques donnent aux individus un sentiment de maîtrise sur leur santé. »

Une analyse juridique décevante

Le problème de la révision des lois bioéthiques naît de l’affrontement des revendications sociales issues de cet individualisme avec le droit français qui, jusqu’à présent, s’y oppose. Or c’est précisément sur ce point des évolutions possibles que l’analyse juridique du Conseil d’État se révèle décevante et même contradictoire, pour plusieurs raisons.

D’abord, sur les principes : alors que le Conseil insiste sur l’« identité bioéthique de la France », il estime qu’elle peut rester « stable dans ses principes » tout en évoluant « dans ses équilibres internes pour s’adapter à la demande sociale ». Or sa démonstration tend au contraire à prouver que les modifications envisagées ne touchent pas seulement les équilibres internes au sein du droit français mais bien ses conceptions fondamentales, qui en sont révolutionnées.

Ensuite, sur le processus d’évolution des règles en matière de bioéthique : dans nos systèmes juridiques fondés sur la volonté exclusive du souverain (positivisme), le problème n’est jamais l’évolution juridique proprement dite. Toute règle peut toujours changer. La question est seulement celle de la procédure de modification : elle peut être plus ou moins souple. Plus l’autorité du producteur de la règle est faible dans la séparation des pouvoirs (pouvoir réglementaire de l’exécutif ; pouvoir législatif du Parlement ; pouvoir constituant au sein de la Constitution), moins les actes qu’il pose pour modifier les règles doivent suivre une procédure rigide (édiction d’un simple décret ; procédure législative ; révision constitutionnelle). Le juge n’est là que pour rappeler quelle procédure (fixée par la règle supérieure) convient à quel type de règles.

Des règles fondamentales modifiables à loisir

Or selon le Conseil d’État, en matière bioéthique comme en matière de droit de la famille, il n’existerait aucune règle fondamentale, ou presque, qui viendrait encadrer n’importe quelle modification. Tous les principes qu’il relève et qui forment cet ordre fortement cohérent et objectif ne sont, selon lui, que législatifs. Le législateur, c’est-à-dire le Parlement, se trouverait ainsi compétent pour les modifier à loisir. Cette conclusion est problématique au regard des nombreux travaux doctrinaux qui ont pourtant montré l’existence de telles règles fondamentales (dans la Constitution ou le droit international). Le Conseil évacue rapidement ces contraintes en estimant par exemple que la notion d’intérêt de l’enfant est « incertaine et évolutive » et que l’» importation du principe constitutionnel de précaution en bioéthique » n’aurait aucune valeur.

Il y a là également une contradiction : le Conseil affirme explicitement d’une part que le droit français se fonde sur le principe de dignité de la personne humaine et d’autre part qu’il en a une conception objective et naturaliste. Or en droit français la dignité de la personne humaine a bien une valeur constitutionnelle, c’est-à-dire supérieure à la loi. Le Conseil d’État n’en tire pourtant aucune conclusion. C’est particulièrement flagrant en matière de GPA où le Conseil relève que, « en l’état de la jurisprudence, rien ne permet toutefois d’affirmer que la légalisation de la GPA serait inconstitutionnelle » sauf si on devait estimer qu’elle serait contraire, en elle-même, au principe de dignité. Mettre autant de réserve et de prudence, s’abstenir de trancher sur ce sujet et orienter plutôt dans le sens d’une absence d’invocabilité sont tout à fait significatifs.

De nombreuses contradictions

Enfin, sur le contenu, au moment de l’application à chaque thème, l’étude est pleine de contradictions, logiques et juridiques. On doit relever les suivantes :

1/ Le Conseil d’État valide la suppression de la « finalité thérapeutique » de la PMA pour les couples de femmes alors que cette finalité thérapeutique devient curieusement essentielle pour « préserver la distinction entre la neuro‐amélioration chez la personne non‐malade et les neuro‐traitements » et, sur ce point, refuser toute évolution ;

2/ Les « principes bioéthiques », de rang législatif, ne saurait s’opposer ni à la PMA pour les couples de femmes, ni à l’autoconservation ovocytaire. Ils deviennent étrangement pertinents pour affirmer que la GPA, même celle dite éthique, est contraire « aux principes fondateurs du modèle bioéthique français » et constitue une « atteinte quadruple aux principes d’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes, portant à la fois sur le corps et sur l’état de la mère porteuse et de l’enfant » ;

3/ L’anthropologie la plus ancestrale et naturelle doit laisser la place à la capacité d’« introduire des modes d’établissement de la filiation plus souples et respectueux du projet parental » (en matière de PMA). Pourtant, « il paraît difficilement concevable de faire abstraction d’une tradition solidement ancrée dans nos sociétés qui consiste à confier le défunt aux familles, pour qu’il soit traité avec respect et que les rites funéraires puissent être accomplis en fonction des croyances de chacun. Une réflexion éthique doit tenir compte d’un tel impératif anthropologique qui plonge ses racines loin dans la conscience collective » (en matière de prélèvement d’organes post-mortem) ;

4/ La conception française du principe de solidarité serait très riche de significations selon le Conseil d’État : altruisme et place du don ; attention aux proches et aux plus vulnérables ; attention également à « la douleur des familles » et à « la souffrance des individus ». Pourtant, alors qu’il reconnaît que n’être « élevé que par un seul parent » « constitue une vulnérabilité en soi », ni la PMA pour les couples de femmes ni l’AMP post-mortem (à propos de laquelle « l’intérêt de l’enfant » n’est même pas mentionné) ne posent problème. De même, alors que « la pertinence du dispositif juridique a été interrogée au moment où les premiers enfants conçus dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation par recours à un tiers donneur ont atteint l’âge adulte » car ils ont exprimé « une souffrance d’être privés de la possibilité d’accéder à leurs origines biologiques » et que « l’application rigide du principe d’anonymat, si elle protège le donneur et les familles, est susceptible, à long terme, d’avoir des effets préjudiciables pour certains enfants, qui ont le sentiment d’être privés d’une dimension de leur propre histoire », l’anonymat du don n’est pas remis en cause mais simplement aménagé ;

Dans la cohérence… de la loi Taubira

5/ La « dissociation radicale », « pour la première fois en droit français », des « fondements biologique et juridique de la filiation d’origine, en prévoyant une double filiation maternelle », ne pose aucun problème tandis que la « fragmentation de la maternité entre le lien génétique, le lien gestationnel et le projet parental » pourrait éventuellement poser un problème d’interprétation d’un article du code civil et que le fait qu’être conçu par GPA soumet l’enfant « à un parcours fragmenté entre ses origines génétique, gestationnelle et sociale » fait définitivement obstacle à la GPA ;

6/ L’argument de la cohérence juridique est invoqué très régulièrement par le Conseil comme décisif (il est rappelé en matière d’AMP post-mortem, d’anonymat du don de gamètes, de certaines recherches sur l’embryon). Or, selon le Conseil d’État, l’argument, avancé par certains, que l’ouverture de la PMA conduirait à la légalisation de la GPA, serait erroné : la première « ne saurait avoir pour effet juridique d’impliquer nécessairement l’autorisation de la GPA ». Dans ce domaine c’est donc, étrangement, l’argument de la nécessité juridique qui devient fondamental. C’est d’autant plus étrange que le Conseil montre explicitement, à propos de la PMA, que s’il n’y a pas de nécessité juridique entre la légalisation du mariage pour tous par la loi Taubira de 2013 et l’ouverture de la PMA (« en droit, rien n’impose au législateur d’ouvrir aux couples de femmes et aux femmes seules la possibilité d’accéder aux techniques d’AMP »), il y a néanmoins une forte cohérence, sociétale et juridique, qui conduit à ce mouvement. Il l’indique deux fois : d’une part en affirmant que « le vote de la loi du 17 mai 2013 permettant le mariage de couples de même sexe constitue une importante évolution en faveur de cette diversification des modèles familiaux, dont les conséquences n’ont pas toujours été tirées du point de vue du droit de la filiation » ; d’autre part en soulignant que cette loi est bien le motif principal, sinon unique, qui fait changer d’avis le Conseil d’État en matière de PMA depuis sa dernière étude bioéthique en 2009, de même qu’elle constitue le motif principal des avis de la Cour de cassation de septembre 2014 et de l’avis du CCNE de juin 2017 qui expriment le même revirement de position. Ainsi, la cohérence juridique, et non la nécessité, justifierait le passage mariage pour tous / PMA mais, étonnamment, ne vaudrait pas pour le passage PMA / GPA, où ne vaudrait que la nécessité…

Juridiquement confus

Le raisonnement relatif à l’ouverture de la PMA, que légitiment désormais et l’étude du Conseil d’État et l’avis du CCNE à l’encontre de la voix majoritaire issu des États-généraux de la bioéthique, est juridiquement confus. Alors même que la conception juridique actuelle du principe de dignité vient nettement soutenir le refus de toute évolution, le Conseil place sciemment sur le même plan les deux positions (favorable/défavorable). « L’invocation d’un “droit à l’enfant” » que viendrait consacrer une telle évolution est purement et simplement déniée comme « sans portée » et « sans consistance juridique », contrairement à l’évidence la plus basique.

Rappelons que le Conseil d’État ne s’arrête pas en si bon chemin. Non seulement il s’exprime en faveur d’une PMA ouverte à tous (couple de femmes, femmes seules), remboursée par la Sécurité sociale et sans clause de conscience pour les médecins, mais encore, « pour la première fois en droit français », il propose explicitement de prévoir « une double filiation maternelle » : deux mères, juridiquement, sans aucun père. En réalité il va même encore plus loin, puisqu’il mentionne même les demandes de consécration d’un « troisième lien de filiation », qui ne lui semblerait poser aucun problème puisque la « filiation bilinéaire (à deux parents) » n’est, selon lui, que « traditionnelle »…

« Par le seul effet de la volonté… »

Quelques garde-fous bioéthiques surnagent dans l’étude du Conseil d’État. Mais ils ne doivent pas éclipser l’extrême importance du raisonnement concret du Conseil. Ce raisonnement, contradictoire, confus et incohérent, est loin de les laisser à l’abri d’une future évolution. Le Conseil a beau faire valoir que, s’« il se trouvera toujours un pays voisin pour autoriser telle ou telle pratique que la France interdit […], les difficultés à œuvrer en ce sens ne sauraient à elles seules conduire notre pays à renoncer, dans l’édiction de ses normes, aux choix qui lui sont propres ».

Son étude montre qu’en réalité le Parlement peut décider librement de toutes les évolutions bioéthiques, dans tous les domaines, sans aucune contrainte juridique. La seule sur laquelle il insiste est celle de la cohérence. Cohérence des choix entre eux, mais aussi cohérence de ces choix avec le reste du système juridique, lequel forme un ordre structuré : « Il est souvent difficile d’apporter une modification ponctuelle sans ébranler l’édifice dans son ensemble. » Or on voit précisément à l’œuvre combien chaque « progrès » bioéthique oriente, de plus en plus, par cohérence, vers une transformation en profondeur de notre droit.

Pour notre part, nous n’en retiendrons qu’une phrase : « Le fait d’avoir recours à un tiers donneur consiste à créer un enfant, sans référence au biologique, par le seul effet de la volonté. » Tel est bien la signification du système juridique qui s’élabore, aujourd’hui comme hier et avant-hier, sous nos yeux. Tel est l’enjeux du choix à poser. Par « cohérence », il en entraînera bien d’autres dans ce sens.

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