Vaste mouvement de contestation, mai 68 a ébranlé la France. S’il n’a pas épargné l’Église, il n’a été que le « révélateur » d’une crise qui avait déjà commencé et qui continua des années après. Historien, Yves Chiron livre à Aleteia son analyse d’une période historique et inédite.« Il est interdit d’interdire », « Soyez réalistes, demandez l’impossible », « Sous les pavés, la plage »… La période de manifestations étudiantes et de grèves qui a secoué la France en mai 1968 se résume trop souvent, dans l’imaginaire collectif d’aujourd’hui, à des slogans et à quelques jeunes en quête d’idéal. Cinquante ans après ces événements, la rédaction d’Aleteia s’est intéressée à la délicate question de l’Église française dans les événements de 1968. Historien spécialiste de l’histoire du christianisme, Yves Chrion, auteur de biographies des papes contemporains, vient de publier un livre intitulé L’Église dans la tourmente de 1968. Il revient pour Aleteia sur la place, l’impact de l’Église dans les événements de Mai 68 et ses conséquences.
Aleteia : L’Église catholique de France a-t-elle été ébranlée par Mai 68 ?
Yves Chiron : Marquée oui, ébranlée non. À cette époque, moins de trois ans après la fin du concile Vatican II [1962-1965 ndlr], 82% des Français se disaient encore catholiques, mais si l’on se réfère aux sondages publiés à l’époque, 21% seulement assistaient à la messe dominicale chaque semaine. En parallèle, le nombre des ordinations sacerdotales était en baisse régulière depuis l’après-guerre : il y en a eu 1 800 en 1948, 646 en 1965, 461 en 1968… Cette date de Mai 1968 ne doit pas faire conclure que le concile serait la cause de cette crise. En réalité, le catholicisme français est traversé de déchirures, d’interrogations et de contestations, et cela bien avant Vatican II ! Elle a commencé dans les années 1950. Mais la nouveauté de 68, ce fut d’une part la contestation cléricale, qui ne se limita pas à la France. Ce fut d’autre part la remise en cause de l’Église comme institution et de l’identité sacerdotale, avec une volonté affirmée de « déclergification ». La crise qu’a traversé l’Église catholique en France, bien antérieure à Mai 68 et même au concile, a trouvé son paroxysme dans les années 1970. Mai 68 ne fut donc pas, pour l’Église, le commencement d’une crise mais le révélateur, un choc aggravant d’une crise qui avait déjà commencé et dont les conséquences furent durables et multiples.
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Comment expliquez-vous la diversité des réactions des chrétiens face aux événements de mai 68 ?
Les événements de Mai 68 ont surpris tout le monde, l’opinion publique comme les chrétiens ! Un certain nombre de prêtres et de religieux ont été en phase avec le mouvement de Mai 68. Mais les positions ont été variées. L’abbé Jean-Marie Lustiger était à cette époque le directeur du Centre Richelieu, l’aumônerie pour les étudiants de la faculté de lettres de la Sorbonne. Il fut surpris de la radicalité et de la violence manifestées dès les premiers jours et va rapidement déplorer la « griserie » du discours et les manipulations politiques. L’autre aumônerie catholique du Quartier latin, le Centre Saint-Yves, pour les étudiants de la Faculté de droit et de sciences économiques, était dirigée par les dominicains Henri Burin des Roziers, Jean Raguénès et Michel Gest. Ils ont été très rapidement en accord et en symbiose avec cette contestation. Le témoignage de l’abbé Bernard Lerivray, alors aumônier national de l’Action catholique universitaire (ACU) est assez frappant. Il est ébloui par ce qui se passe et pense que c’est une sorte de prise de conscience de la jeunesse, un refus de la société de consommation, du monde matérialiste… Plus globalement, on peut dire que s’il y a peut-être eu une certaine fascination pour l’utopie mai 68, il y a rapidement eu un rejet de l’idéologie soixante-huitarde. Ce qui est certain, c’est que cette contestation a ensuite atteint l’Église elle-même : une fois l’ordre revenu en France (juin 68), la contestation qui s’était développée dans certains secteurs de l’Église s’est poursuivie sous des formes diverses. La crise dans l’Église (crise doctrinale, crise disciplinaire et crise d’identité sacerdotale) et qui était antérieure à l’ébranlement de Mai 68, a perduré et s’est trouvée renforcée.
Pourquoi le concile Vatican II n’a-t-il pas permis de la résorber ?
Un peu plus de deux ans séparent la fin de Vatican II (décembre 1965) et les événements de mai-juin 1968. Le concile était encore en cours d’application et d’assimilation lorsqu’est survenu l’ébranlement de Mai 68. Les remises en cause et les espoirs suscités par Vatican II ont reçu le choc d’une contestation (sociale et intellectuelle à la fois) venue de l’extérieur, de la société. Certains ont cherché à s’opposer à ce choc ou à s’en prémunir. D’autres, surpris, ont été hésitants et ont d’abord cherché à comprendre. D’autres encore ont vu dans ces événements l’occasion d’accélérer le processus d’une transformation à laquelle ils aspiraient depuis plus ou moins longtemps.
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Est-on toujours aujourd’hui dans cette crise de foi ?
C’est un phénomène de longue durée ! Ce qui est frappant en Mai 68 c’est que même le Credo proposé par Paul VI ainsi que son encyclique Humanae Vitae ont été refusés par des membres du clergé. Cela leur a semblé inadapté aux problèmes que rencontraient la société ainsi que des gens déjà éloignés de l’Église. Cette distorsion leur est apparue dommageable. Mais cinquante ans après, il s’avère finalement que ceux qui ont remis en cause l’enseignement de l’Église n’ont pas eu pas de meilleurs résultats…
Quels ont été les fruits de cette contestation ?
La contestation qui s’est exprimée au grand jour a compté jusqu’à un millier de prêtres, à travers le mouvement Echanges et dialogue. Mai 68 a incité certains à développer une critique plus radicale, organisée… et a introduit le doute chez beaucoup de personnes. Les séminaires se sont vidés et le nombre de vocations sacerdotales a chuté. L’ébranlement consécutif à Mai 68 s’est fait ressentir des années après. Mais à la même époque, et indépendamment des événements de Mai 68, de nouveaux mouvements sont nés. Je pense par exemple au Renouveau charismatique et de ce qu’on a appelé les « communautés nouvelles » (c’est également à cette époque qu’est né le mouvement ATD Quart Monde avec le père Joseph Wresinski ndlr). En même temps que l’Église traverse une grande crise, d’autres choses naissent à côté et qui vont se développer plus ou moins rapidement. Il ne faut pas considérer les choses uniquement du point de vue français avec la remise en cause qui a lieu en 1968. Finalement, comme l’a dit l’historien et sociologue Émile Poulat : « On voit ce qui meurt, on ne voit pas ce qui naît ».
L’Église dans la tourmente de 1968, Yves Chiron, Éditions Artège, avril 2018, 272 pages, 17 euros.