Le 20 avril, la ministre de la justice, Nicole Belloubet, a présenté en Conseil des ministres son projet de loi de programmation de la justice qui a pour ambition de « faire pleinement entrer la justice dans le XXIe siècle ». Si les professionnels du droit partagent le diagnostic d’une justice à bout de souffle, ils n’adhèrent pas aux moyens que préconise ce projet.
Le texte proposé par la Chancellerie a pour objectif de renforcer l’efficacité de la justice, réduire le délai de traitement des affaires et assouplir la mécanique judiciaire. Dans l’ombre de ces perspectives séduisantes, se dessine une nouvelle organisation de la carte judiciaire. Proches et accessibles, les 304 tribunaux d’instance, qui traitent de toutes les affaires civiles dont la demande porte sur des sommes inférieures à 10 000 euros (loyers impayés, copropriété, travaux mal exécutés, livraison non conforme, tutelle, nationalité), seront absorbés par les 168 tribunaux de grande instance. Une menace pour la justice de proximité que dénonce Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux (CNB), qui préfère à la spécialisation des juridictions, une « spécialisation des juges », de sorte que « les magistrats soient amenés à se déplacer, pas les justiciables ».
L’émergence d’une justice spécialisée
La vague de spécialisation ne touche pas seulement la justice civile de proximité. Le gouvernement prévoit également la création d’un tribunal criminel départemental, juridiction qui « interviendra en première instance pour les crimes punis de quinze ans ou de vingt ans de réclusion, par exemple les viols, les coups mortels, les vols à main armée ». Ainsi, 57% des crimes jugés par les cours d’assises, composées de magistrats et d’un jury populaire, seront confiés à un tribunal sans juré. Cette nouvelle juridiction, présentée comme un recours à la correctionnalisation de certains crimes, principalement sexuels, annonce à demi-mot la désacralisation de leur procès et leur banalisation.
Du service public à la justice privatisée
Par cette réforme, la ministre souhaite encore généraliser la médiation en ligne et promouvoir les « modes alternatifs de règlement des différends » qui pourraient être délégués à des plateformes privées. Or, si la conciliation est gratuite, la médiation judiciaire est, elle, généralement facturée aux parties, 750 euros forfaitaire. Face à cette proposition, le Conseil national des barreaux met en garde contre une « privatisation » de la justice, réservée aux privilégiés, « sans juge, sans avocat et sans justiciable ».
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La crainte d’une justice mécanique
La garde des sceaux mise surtout sur la transformation numérique, qu’elle conçoit comme « l’un des leviers les plus puissants d’adaptation du service public de la justice aux besoins des justiciables ». Tout est envisagé pour développer des procédures évitant le passage en audience devant un juge ou, pire, devant une juridiction collégiale. Perte d’un emploi, nouvelle personne à charge, arrêt maladie ? Plus de juge, la revalorisation de votre pension alimentaire sera directement calculée par la CAF, selon un barème fixe. Une agression ? Plus besoin de rencontrer les policiers, rédigez directement votre plainte en ligne… Opposés à cette déjudiciarisation, les syndicats de magistrats dénoncent un projet qui « écarte les justiciables des tribunaux » et « recherche la rentabilité au détriment du sens même de la justice ».
En matière pénale, l’isolement que crée la numérisation risque, selon le bâtonnier de Paris, Marie-Aimée Peyron, d’être « attentatoire aux droits de la défense ». Prolongement de la garde à vue au-delà de 24 heures sans présentation au procureur, élargissement du recours aux géolocalisations et interceptions téléphoniques, multiplication des audiences par visioconférence sans accord du détenu … « Tout est fait pour le parquet et la police », résume le bâtonnier de Paris.
Enfin, avec le développement du big data dans le domaine de la justice, il sera bientôt possible d’enregistrer tous les jugements rendus dans une banque de données et d’en déduire des probabilités sur le potentiel verdict du juge ou le montant d’une indemnisation future. C’est l’émergence de la justice prédictive. Mais une décision de justice n’est-elle pas davantage une réflexion intellectuelle et humaine, qu’un simple calcul ou une combinaison de décisions déjà rendues ?
La justice lentement déshumanisée
Statistiques, algorithmes, anonymisation des décisions de justice… tout porte à croire que la justice se déshumanise. À l’inverse, saint Augustin considérait la justice comme une condition de l’existence d’une vraie société humaine. Plutôt qu’une exécution automatique de la loi, la fonction de la justice n’est-elle pas de l’appliquer avec la plus grande compassion ? Plus que d’éloigner les magistrats du justiciable n’est-il pas préférable de l’inciter à l’écoute et la compréhension de celui qu’il juge ? Selon Simone Weil, « La justice se définit dans le châtiment de la même manière que dans l’aumône. Elle consiste à faire attention au malheureux comme à un être et non pas comme à une chose ». À cet égard, le projet de réforme comporte toutefois un espoir d’humanité en ce qu’il aborde la question de la peine pénale sous l’angle de la réinsertion au lieu de la répression.