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En ouvrant les portes de l’église en ce petit matin humide, je salue les quatre compagnons d’infortune qui s’abritent pour la nuit sous les porches protecteurs. Chaque fois l’échange est le même : ils ont bien dormi et ils vont bien ! Et il se termine, ce dialogue banal, par un "Bon courage !" qui me laisse pantois. Au point que je le leur retourne aussitôt ! Bon courage : en les regardant s’éveiller et se tirer de leurs duvets, je les trouve sacrément philanthropes de m’adresser ces deux mots... Ils s’installent sur un banc public, face au clocher et partagent leurs cigarettes et du café. Ils ne sont pas piqués par le petit froid matinal. Ils ne sont pas incommodés par les vêtements qui collent. En tout cas, ils n’en disent mot. Et pourtant ils parlent, ils parlent ensemble, comme s’ils reprenaient une conversation que seul le sommeil interrompt. Des mots, des silences, des taffes, des regards qui se perdent un peu mais se rejoignent quand même... Tout autour d’eux, on s’active comme dans toutes les villes du monde lorsque sonne l’heure du travail et de la reprise. Ils restent sur le banc. Je pense que, d’une manière qui m’échappe et que je comprends aussi, ils nous souhaitent bon courage avec une vraie sincérité...
Chacun se réfugie dans son univers
Le soir, deux femmes viennent partager un projet : et si on donnait la parole à ceux qui ne l’ont pas ? Inviter des "précaires", des pauvres, à réfléchir ensemble sur l’Église, la foi, la société, et leur donner de partager le fruit de leurs réflexions à l’échelle d’un diocèse, d’une paroisse, d’un pays... Finalement, dans l’Église, beaucoup est fait pour les pauvres. Mais avec eux ? Faire la charité est un signe de bonne humanité. Mais l’Évangile ne nous appelle-t-il pas à beaucoup plus ? À "être avec" et pas seulement "être pour"? En fait, le facteur d’unité dans un monde aussi divisé, segmenté, éclaté, ne serait-il pas le plus petit, le pauvre, l’humble ? Nous nous aveuglons peut-être à penser qu’un peuple se rassemble en ses chefs. L’illusion peut nous tromper : la peur, la lassitude peuvent simuler le consentement. Mais la force et la malice corrompent le cœur du chef et, finalement, provoquent le néant. Chacun se réfugie alors encore plus dans son univers propre, inquiet et soucieux de ne pas y être importuné.
Notre société est devenue hautement sensible, hautement réactive sur le plan individuel. Mais qu’en est-il de nos comportements collectifs ?
Un exemple ? Un message posté sur les réseaux, relayé des centaines de milliers de fois et concernant l’université de Lille suscite une vague d’émotion et de colères de nombreux étudiants. La raison ? Il y est écrit que les cours, cet hiver, seront délivrés en "distanciel" pour cause de l’envolée du prix des énergies et donc du chauffage. Les communiqués laconiques de l’administration pour expliquer qu’une telle annonce n’a jamais été faite n’y changent rien : la rumeur continue de courir, provoquant colères et indignations. Il y a quelques années déjà un responsable politique confiait : "Désormais les préavis de grève sont déposés non plus contre un projet de loi, mais contre le simple fait qu’on puisse penser à une éventualité de loi, et qu’on en parle dans le cadre de discussions informelles."
Le salut avec ceux qui ne comptent pas
Notre société est devenue hautement sensible, hautement réactive sur le plan individuel : chacun défend son pré carré. Mais qu’en est-il de nos comportements collectifs ? Nous nous indignons, nous énervons, devant nos écrans. Mais nous sommes seuls. Avec une exaspération qui progresse à mesure que se dévoile à nos yeux et nos consciences notre impuissance.
En fait, nous sommes comme des brebis égarées, inquiètes de la pâture quotidienne. Et voici qu’au milieu de nos va-et-vient il y a ces hommes qui ne passent pas, assis sur leurs bancs et qui nous souhaitent "bon courage". Et si le salut de tous venait de ceux que l’on ne remarque plus ? De ceux qui ne comptent pas ? Mais qui pourtant sont placés en plein cœur de nos places et de nos turpitudes. Non qu’ils soient particulièrement vertueux ou exemplaires de quelque manière. Mais parce que, dans leur mode de vie, ils ne renoncent pas à être des humains, à se réjouir du matin qui pointe, de la cigarette partagée et de la chaleur que procure le compagnonnage parfois houleux qu’apportent ceux qui marchent avec nous, sans forcément que nous les ayons choisis, sur le chemin de la vie. Parce qu’ils illustrent pour le croyant que ceux qui jouent à être des héros se retrouvent vite tartuffes et que le monde n’est pas sauvé par un chef de guerre mais par un maître qui se fait serviteur et qui épouse joyeusement ce que nous avons de plus pauvre pour en faire le signe qui annonce l’Éternité.