Tout avait pourtant commencé sous les meilleurs auspices : Marie n’est-elle pas née dans un château, les familles de ses deux parents (Charles de Fonscolombe et Alice de Romanet de Lestrange) ne sont-elles pas toutes deux de vieille noblesse ? Non une noblesse de façade : une noblesse pétrie d’idéaux, d’esprit de service et de foi.
Marie grandit en pleine nature varoise dans un milieu aimant, ouvert, cultivé. Elle doit à son père -son pilier-, à sa gouvernante et aux sœurs du Sacré-Cœur de Lyon chez qui elle fait ses études son amour pour les arts. Plus que des activités délassantes, la musique, la peinture, la poésie seront pour elle des compagnes de joie et de peine. Comme on regrette que son recueil de poèmes, échos vibrants de sa vie profonde, ne soit plus édité ! Quel dommage que ses aquarelles et pastels - dont certains furent tout de même acquis par l’Etat ou le musée de Lyon -, aient été dispersés ! "Vous êtes un grand peintre, Maman, lui avait assuré son fils Antoine en 1928, un grand peintre de la vie intérieure. Je suis très fier de vous."
Marie est talentueuse donc, et curieuse d’esprit : toute sa vie, dès que s’en présente l’occasion, elle va au théâtre, aux concerts, à des expositions… Elle est aussi intelligente, sensible, déterminée, énergique. De quoi séduire le vicomte Jean de Saint-Exupéry, rencontré au cours d’un dîner : elle devient sa femme en 1896. Sept ans plus tard, la voilà mère de cinq enfants, trois filles et deux garçons. Pendant les vacances, la famille s’échappe de la capitale des Gaules, où s’elle est installée, pour profiter de l’hospitalité d’une tante haute-en-couleur à Saint-Maurice-de-Rémens (Ain) : sa vaste propriété enchante les enfants. Antoine dédiera à ce lieu quelques-unes de ses plus belles pages. La vie est douce, l’avenir plein de promesses.
Des deuils en cascade
Mais qui ne sait que les contes de fée sont des châteaux de sable ? Carabosse attendait son heure et ne lâche plus sa proie : en 1904, Jean de Saint-Exupéry succombe brusquement à une hémorragie cérébrale. Marie se retrouve seule à 28 ans avec cinq enfants à charge de 8 ans à 18 mois. Les deux décennies qui suivent ne sont pas moins tragiques : après l’épreuve de la grande guerre, où elle perd un beau-frère et deux oncles, la jeune veuve subit la mort de deux de ses enfants : François en 1917, terrassé à 15 ans par une péricardite aiguë - épisode qui ébranle tant son grand frère qu’il l’évoquera dans trois de ses ouvrages - et Marie-Madeleine, l’aînée à la santé chancelante, qui finit par rendre les armes à 29 ans, en 1926.
Les vingt années qui suivent marquent un répit, même si elles sont assombries par les inquiétudes permanentes que les périlleuses missions du pilote Saint-Exupéry font naître chez sa mère. Très proche d’Antoine, qui la vénère, elle sait combien son métier le comble, mais aussi combien il comporte de dangers : l’Aéropostale - service français de liaison aérienne pour le transport du courrier - est une aventure toute neuve, avec une réelle prise de risques.
On imagine sans peine la déflagration que constitue pour Marie la disparition d’Antoine à 44 ans en juillet 1944, au cours d’une mission de reconnaissance aérienne. Sans preuve formelle de sa mort, la vicomtesse de Saint-Exupéry continue de penser qu’il est peut-être vivant, rendu amnésique par l’écrasement de son avion ou retranché dans un monastère pour fuir ce monde de "robots" déshumanisé qui le désespérait. Rappelons que l’épave de son appareil ne fut retrouvée qu’en 2003, presque 40 ans après la mort de sa mère.
Une vie donnée tous azimuts
Cette dernière consacre les 27 années qui lui restent à vivre encore à la diffusion de l’œuvre de son fils écrivain et à sa famille : ses deux enfants vivants, quatre petits-enfants et 14 arrière-petits-enfants. Elle a même la joie à 96 ans de voir naître son premier arrière-arrière-petit-fils ! Jusqu’au bout, malgré la cécité progressive qui fut son ultime épreuve dans sa dernière décennie, elle consacre sa vie aux autres, dans le don désintéressé d’elle-même. Car dans cette vie durement marquée par la Croix, Marie sait courageusement garder le cap, plus encore être un phare pour son entourage. Ce qui la tient debout ? Sa foi profonde et son dévouement au service des autres.
Investie sans compter auprès de sa famille, cette grande dame aurait légitimement pu considérer que son devoir s’arrêtait là : qui lui aurait reproché, pour atténuer ses malheurs, de profiter des plaisirs simples de la vie ? Il n’en est rien. Elle se dépense à cœur perdu pour son prochain : titulaire d’un diplôme d’infirmière, elle crée une infirmerie pour les soldats du front en 14-18, puis un dispensaire en 1919, se met à plein temps au service de la Croix-Rouge pendant deux années (1927-1928), prête ensuite main forte plusieurs jours par semaine aux dames du Calvaire de Lyon, dévolues aux nécessiteux, fait des pieds et des mains pour être infirmière major bénévole dans les Alpes-Maritimes en janvier 1940, avant d’organiser l’accueil des Français en exode dans son village… La liste est longue des engagements caritatifs de cette veuve et mère éplorée que ses malheurs semblent avoir rapproché des plus souffrants. Des décennies durant, elle consacre aussi une journée par semaine à enseigner le catéchisme et des activités manuelles aux enfants des villages successifs où elle vécut.
Sa foi, son viatique
Transmettre sa foi lui tenait tant à cœur ! Élevée dans un climat imprégné de catholicisme, elle soigne dès sa jeunesse sa vie intérieure, convaincue de la bonté et de la proximité du Créateur. Femme de prière, elle voue une affection particulière à saint François d’Assise, dont elle met en musique le Cantique des créatures pour mieux le faire apprendre à ses enfants.
La perte accidentelle de trois d’entre eux la déchira, mais elle était certaine de les retrouver dans l’au-delà. Si elle eut par moments à affronter la sécheresse des déserts de l’âme, elle s’agrippa à l’Espérance : "Point n'est besoin de signe pour croire, assurait-elle à Antoine, devenu agnostique. Tout croyant, je l'ai éprouvé moi aussi, a ses heures de doute, d'éclipse, alors il faut marcher vers Dieu comme l'aveugle vers le feu, les paumes ouvertes, poursuivre sa recherche vers la Lumière ; l'homme porte en soi plus grand que lui, une parcelle de Dieu habite en chaque homme."
Dans les moments mélancoliques de sa vieillesse où elle aspire à rejoindre ses chers disparus, se sentant inutile, elle s’assigne comme mission de contempler "l’œuvre divine que plus personne n’a le temps d’admirer". Tout en préconisant à ses petits-enfants de savourer leur bonheur car "être heureux consciemment est la plus belle grâce du monde".
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