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Nous n’en avons pas fini avec les hérésies

Hérésies © Leemage

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Denis Moreau - publié le 16/10/25
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Les doctrines déclarées hérétiques par l’Église n’ont pas disparu, elles connaissent régulièrement des résurgences. Dans son dernier essai, "Tous hérétiques ?" (Seuil), le philosophe Denis Moreau montre que non seulement ces hérésies reviennent chez chacun sous forme de tentations, mais elles se retrouvent dans nombre de débats de société contemporains.

Pour beaucoup, "hérésies" rime avec "vieillerie" : il s’agirait de thèses formulées il y a longtemps, condamnées comme inexactes par l’Église à un moment donné et depuis lors passées aux poubelles de l’histoire des idées. On s’en souviendrait tout au plus parce qu’elles portent des noms pittoresques dignes de figurer dans le répertoire des injures du capitaine Haddock et susceptibles de nourrir de façon haute en couleur les conversations politiques et les repas de famille animés : tessarescédécatite ! Pneumatomaque ! Métangismonite !

Ces hérésies qui connaissent des résurgences

C’est en fait un brin plus compliqué. "Rien de nouveau sous le soleil", dit l’Ecclésiaste. Une hérésie (en grec, hairesis signifie choix, préférence intellectuelle) est aussi une interprétation possible du christianisme, ou plus largement de certains aspects de l’existence, dont la première forme historiquement datable n’est qu’une concrétisation parmi d’autres. Les hérésies ne sont pas des thèses pétrifiées, mais des tendances toujours vivantes. C’est pourquoi elles constituent des idées discutables, au double sens de "contestables" et de "méritant d’être aujourd’hui discutées". Et c’est aussi pourquoi certaines hérésies connaissent aujourd’hui des résurgences plus ou moins explicites dans des contextes et des champs divers, y compris hors de l’Église. 

Dans son exhortation apostolique Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse (chap.2), le pape François a attiré l’attention sur ce point en dénonçant le gnosticisme et le pélagianisme comme des "ennemis subtils", "deux falsifications de la sainteté qui peuvent nous faire dévier du chemin". Qu’est-ce à dire ? 

Le retour de la gnose

On appelle gnose, ou gnosticisme, un ensemble de doctrines qui se sont développées du Ier au IVe siècles de notre ère. On peut en retenir deux traits principaux : l’idée que le salut est réservé à de rares initiés détenteurs de connaissances complexes ; et une dévalorisation de la matière et du corps, tenus pour inessentiels, voire nocifs. Concernant le premier point, le pape François mettait en garde contre le sentiment de supériorité par rapport aux autres fidèles qui peut guetter les intellectuels. Il rappelait qu’au contraire, dans l’Église, il existe une forme d’universalisme du salut qui s’oppose à l’élitisme de la gnose : l’accès aux connaissances qui sauvent est offert au plus savant des papes aussi bien qu’au plus simple des charbonniers. En prolongeant l’intuition du pape François et hors de l’Église cette fois, on repère des retours de cet aspect de la gnose dans le goût actuel pour l’ésotérisme, les spiritualités réservées aux "éveillés", aux initiés. 

Quant à la dévalorisation du corps, François mettait en garde les chrétiens contre la tentation d’une "spiritualité sans chair", oublieuse des réalités de l’incarnation. Hors de l’Église, des tendances gnostiques sont à l’œuvre chaque fois qu’on oblitère la dimension corporelle de nos êtres : injonctions à "dématérialiser" nos relations humaines (par exemple dans les activités d’enseignement) ; réduction par le transhumanisme de notre personnalité à un seul esprit qu’on pourrait transférer sur un disque dur (et mon corps dans tout cela, compte-t-il pour rien dans mon identité ?) ; mépris du "biologique" dans les théorisations les plus radicales de la question du genre, etc. N’est-ce pas un curieux tour de l’histoire que dans cette configuration néo-gnostique, ce soient les chrétiens, à qui on a tant reproché de mépriser le corps, qui en constituent désormais les plus acharnés défenseurs ?

Compter sur nos seules forces

Ce phénomène de résurgence d’une très ancienne hérésie est plus frappant encore dans le cas du pélagianisme. Pélage est un moine du tournant des IVe-Ve siècles, qui s’est opposé à saint Augustin au sujet de la possibilité pour l’individu de faire son salut par lui-même. Pour Augustin, les hommes sont pécheurs et ont absolument besoin de l’aide de Dieu, c’est-à-dire de sa grâce, pour se sauver. Pélage, lui, estime que nous pouvons faire notre salut par nos propres forces. C’est Augustin qui l’a emporté, les idées de Pélage ont été condamnées. Mais le pape François identifiait le pélagianisme encore à l’œuvre dans les spiritualités centrées sur l’exaltation auto-satisfaite de nos capacités. 

Si elle a souvent et lourdement fauté dans la façon dont elle a traité, c’est-à-dire maltraité, les hérétiques, l’Église, dans l’ensemble, n’a pas eu tort de juger que les hérésies ne sont pas de bonnes idées. Vaille que vaille, elle nous a par-là indiqué des balises pour un droit chemin de pensée et de vie.

Plus largement et de façon sécularisée, une forme de pélagianisme accompagne l’idéologie du développement personnel (en anglais, cela se dit self help : il s’agit bien de se sauver soi-même, comme le voulait Pélage) : une célébration de notre autonomie, de notre indépendance, une injonction épuisante, et par là toxique, à nous construire nous-mêmes à la force du poignet. Il faut au contraire admettre que nous ne pouvons pas compter sur nos seules forces et que nous avons parfois besoin d’aide. Pour ma part, c’est ce que les épreuves de la vie m’ont appris et je crois donc que l’Église ne s’est pas trompée en prenant le parti d’Augustin.

L’exaltation de la pureté militante

L’on pourrait poursuivre ce repérage de résurgences, sous des formes le plus souvent inconscientes d’elles-mêmes, de vénérables hérésies : les mouvements no-kids contemporains retrouvent parfois la thèse de l’encratisme, pour qui engendrer est une faute ; une forme d’intransigeance morale et d’exaltation de la pureté militante dans certains groupuscules évoque les dérives du novatianisme, etc. Oui, décidément, rien de nouveau sous le soleil. Après avoir travaillé le sujet pour écrire le livre Tous hérétiques ?, j’en ressors avec une conviction : si elle a souvent et lourdement fauté dans la façon dont elle a traité, c’est-à-dire maltraité, les hérétiques (tortures, bûchers, etc.), l’Église, dans l’ensemble, n’a pas eu tort de juger que les hérésies ne sont pas de bonnes idées. Vaille que vaille, elle nous a par-là indiqué des balises pour un droit chemin de pensée et de vie. C’est pourquoi il peut être utile de se renseigner sur les hérésies, qui sont autant d’ornières séduisantes dans lesquelles nous risquons toujours de nous engager. Et si, comme on vient de le voir, certaines hérésies connaissent aujourd’hui des résurgences sécularisées, l’Église a encore des choses à dire au monde, puisqu’elle a, en 2000 ans d’histoire, développé une forme d’expertise sur ces sujets.

Pratique :

Tous hérétiques ? Sur l’actualité de quelques débats chrétiens, Denis Moreau, Seuil, 0ctobre 2025, 335 pages, 23 euros.
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