Le 9 octobre, j'étais invité à donner une conférence à Lille. Ce jour-là, Robert Badinter faisait son entrée solennelle au Panthéon. Un accord entre Israël et le Hamas sur un cessez-le-feu à Gaza et une libération d'otages était signé en Égypte. La France n'avait toujours pas de gouvernement : les partis politiques, obnubilés par leurs stratégies présidentielles, ne parvenaient pas à s'entendre sur un budget à voter pour le pays. Le pape Léon XIV publiait sa première exhortation apostolique, Dilexi te, sur l'amour envers les pauvres... Cette actualité d'un jour, dense et grave, me rappelait l'analyse d'un sociologue faite il y a déjà une vingtaine d'années : le sentiment aigu que nous ressentons d'être entraînés malgré nous dans une course de vitesse de l'histoire est accru par le déversement continuel sur nous d'informations qui, se chassant aussitôt l'une après l'autre, nous fait perdre le fil de nos idées et le sens de ce qui se passe.
La marque du diable
Ce torrent permanent de messages nous submerge et nous fatigue. À cette fatigue informationnelle, déjà diagnostiquée par Edgar Morin dans les années soixante-dix, s'ajoute un autre facteur décourageant : à l'heure de la désinformation et de la manipulation permanentes nous n'avons plus guère confiance dans les sources d'information qui se disputent notre attention.
Mais revenons à mon escapade lilloise. Tout à coup, mon autoradio m'informe que la tombe de Robert Badinter a été vandalisée, le matin même de sa panthéonisation, dans le cimetière de Bagneux. Ma réaction est aussitôt de chercher à garer ma voiture. Je ressens non seulement le besoin de calmer mon indignation mais aussi de vérifier la fiabilité de cette information incroyable en consultant d'autres stations de radio. J'ai rapidement la confirmation de la réalité atroce de cet attentat. S'attaquer physiquement à des personnes vivantes est un crime. S'attaquer à des morts est un sacrilège. C'est faire mourir une deuxième fois quelqu'un en violant sa dernière demeure et en profanant son mystère le plus sacré. Rien, absolument rien ne peut justifier des actes de violence aussi extrêmes. Haïr à ce point ne peut qu'être une marque du diable.
L’apologie de la haine se banalise
Pour un chrétien, comment ne pas se souvenir devant cette tombe vandalisée et meurtrie par une méchanceté humaine engendrant des monstres, de la mise au point mémorable faite par Paul VI, le 15 novembre 1972, sur l'existence réelle du démon : avec des mots forts et précis, le pape soulignait que "le mal n’est plus seulement une déficience, mais une efficience, un être vivant, spirituel, perverti et pervers, une terrible réalité […]." Cette "terrible réalité" s'est manifestée dans le cimetière de Bagneux, avec une hargne antisémite forcenée et une haine désinhibée visant les personnes homosexuelles ou en détention carcérale, dont Robert Badinter aura cherché, pendant toute sa vie, à garantir la dignité humaine.
Diaboliser l'autre que je n'aime pas n'est pas le monopole des profanateurs de cimetières. Hélas ! l’apologie de la haine se banalise dans notre société. Elle se répand comme une traînée de poudre funeste. Aujourd'hui, un tweet suffit pour assassiner un adversaire. Aujourd'hui, un clic suffit pour décapiter une personne gênante. Aujourd'hui, têtes baissées sur nos écrans fluorescents, nous détournons souvent le précepte biblique "Tu aimeras ton prochain" en "tu haïras ton prochain". L'atmosphère sociale que nous impulsons et que nous respirons est ainsi imprégnée par cette puanteur haineuse que dégagent nos écrans, nos écouteurs et qui empeste jusqu'à nos relations de voisinage. La haine de l'autre fonctionne comme le moteur débile d'une société qui s'est tellement individualisée que chacune, chacun de ses membres est conditionné, poussé à voir chez l'autre un ennemi en puissance, un rival à éliminer, un obstacle à la réalisation de ses propres choix et objectifs.
La fraternité n'est pas négociable
Tu haïras ton prochain est le titre volontairement provocateur d'un livre de Matteo Zuppi, actuel cardinal archevêque de Bologne, paru en 2021 (Salvator). Dans ces pages alimentées par ses observations personnelles de citadin et de pasteur, l'auteur pose toute une batterie de questions que lui suggère le niveau élevé d'intolérance et d'agressivité caractérisant les rapports humains dans la société comme dans l'Église. Comment se fait-il que nos légitimes différences et divergences déchaînent autant d'antipathies et de violences ? Pourquoi ressentons-nous des sentiments belliqueux pour ceux qui pensent et prient différemment de nous ? Pourquoi tant de haine aussi bien dans nos villes que sur les réseaux sociaux ? Le cardinal s'alarme en particulier de la recrudescence des violences faites aux femmes et de l'animosité qu'inspirent les migrants sur le sol européen. Mais aussi les personnes homosexuelles et tous ceux qui vivent en marge de la société, de leur fait ou de celui de la collectivité qui les ignore.
Le cardinal Zuppi rappelle à ses coreligionnaires que la fraternité n'est pas négociable pour quiconque revendique pour lui-même l'appellation de chrétien. Ce point non-négociable est tout aussi important qu'un autre. Voire, il est le plus important, car "si quelqu’un dit : “J’aime Dieu”, alors qu’il a de la haine contre son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas" (1Jn 4, 20). C'est clair et net.
Miséricorde
Avant d'aller sur le lieu de ma conférence, je me suis arrêté à Hem, dans la banlieue lilloise, pour visiter la chapelle Sainte-Thérèse-de-l'Enfant-Jésus. Elle a été construite à la fin des années cinquante et présente des vitraux recouvrant deux murs entiers. Ils sont l'œuvre du peintre Alfred Manessier. Cet écrin lumineux, pailleté d'éclats de verres multicolores, évoque trois moments de la vie de la sainte : son enfance, le carmel et la gloire du Ciel. En contemplant cette splendide verrière, je repensais à la petite Thérèse priant pour la conversion du grand criminel Pranzini. Sa prière, dépourvue de tout sentiment de haine ou de condamnation, fut exaucée : avant de monter à l'échafaud, le condamné embrassa le crucifix qu'on lui tendait. La miséricorde de Dieu est infinie. Et j'ai la faiblesse de croire qu'elle inclut la miséricorde républicaine de Robert Badinter.










