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Au musée de Cluny, le Moyen Âge réinventé du XIXe siècle

Au musée de Cluny, le Moyen Âge réinventé du XIXe siècle

Ciboire, attribué à Maître G. Alpais Limoges, vers 1200.

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Pierre Téqui - publié le 10/10/25
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Sur fond de querelles liturgiques et théologiques, la fascination du XIXe siècle pour le Moyen Âge donna naissance à l’art "néo-gothique". Une exposition au musée de Cluny (Paris Ve) en présente les joyaux jusque dans les "faux médiévaux" qui, affirme l’historien d’art Pierre Téqui, en disent beaucoup sur notre recherche d’authenticité.

Au sortir des tumultes révolutionnaires, le XIXe siècle redécouvre le Moyen Âge et le pare des couleurs de son imaginaire. Paris est alors la capitale d’une époque industrieuse, une époque où les progrès techniques abondent. La ville est le laboratoire d’un véritable engouement médiéval : on crée de grandes collections d’objets gothiques, on publie des relevés et des dessins d’œuvres anciennes, on restaure des monuments. Le regard moderne sur l’art médiéval se façonne alors dans un mélange d’admiration érudite et de réinterprétation créative. "Ce siècle aime et s’inspire du Moyen Âge en produisant des copies, des pastiches, des œuvres composites et des faux", écrit Christine Descatoire, dans le catalogue de la dernière exposition temporaire du musée de Cluny.

Le savoir-faire des maîtres médiévaux

Présentée jusqu’au 11 janvier 2026, l’érudite et fascinante exposition "Le Moyen Âge du XIXe siècle. Créations et faux dans les arts précieux" a ouvert ses portes ce mercredi 8 octobre. Dès les premières salles, le visiteur découvre des chefs-d’œuvre médiévaux devenus des modèles pour les artistes du XIXe siècle. Certaines pièces gothiques comme le célèbre ciboire de Maître Alpais ou l’ange reliquaire de Saint-Sulpice-les-Feuilles sont élevées au rang d’icônes et abondamment copiées. À côté, des vitrines montrent comment des techniques d’arts précieux tombées en désuétude — émaillage, travail de l’ivoire, broderies d’or — sont redécouvertes ou remises au goût du jour au XIXe siècle. On sent battre le cœur d’une époque avide de renouer avec le savoir-faire des maîtres médiévaux.

Une large part de cette redécouverte passe par la passion des collectionneurs. La seconde section de l’exposition met en lumière leur rôle déterminant dans la constitution des premières grandes collections d’art médiéval. C’est l’époque où Alexandre Du Sommerard, en rassemblant meubles et objets dans son hôtel de Cluny, jette les bases du futur musée national du Moyen Âge. 

Les ultramontains et le choix du néo-gothique

Parmi ces pionniers figurent aussi des hommes d’Église au goût très sûr. Le catalogue de l’exposition s’attarde sur une figure particulièrement intéressante, étudiée par l’historienne de l’art Anne Dion-Tenenbaum : celle de Mgr de Dreux-Brézé. Ce prélat, issu d’une illustre famille, incarne le courant néo-gothique dans l’Église de France vers 1850. Attaché aux grands souvenirs de la monarchie française, devenu évêque de Moulins, il s’inscrit dans un milieu ecclésial qui rejette l’héritage classique du XVIIIe siècle, jugé complice de la déchristianisation. Puisque l’Ancien Régime trop proche est honni, on remonte plus loin : des ecclésiastiques appellent à la ferveur du XIIIe siècle. Aux yeux de Dreux-Brézé, le règne de saint Louis fut un temps béni où s’unissaient religion, autorité royale et communautés ; un idéal médiéval à suivre, croyait-il, en ce milieu du XIXe siècle. Pour la cérémonie de son sacre épiscopal, en avril 1850 à Notre-Dame de Paris, il commande une "chapelle" (au sens d’ensemble complet de vases sacrés) entièrement néo-gothique. Réalisés par l’orfèvre Placide Poussielgue-Rusand d’après les dessins du père jésuite Arthur Martin, ostensoir, calice, patène, ciboire et burettes rivalisent de splendeur archaïsante : faux grenats et émaux polychromes, arcs, dragons et chimères, figures de prophètes. L’évêque entend faire rayonner dans la liturgie l’esthétique du "siècle de la foi". Présenté à l’Exposition universelle de Londres de 1851, ce trésor fera école. "La maison Poussielgue-Rusand marque en particulier le renouvellement stylistique de l’orfèvrerie religieuse", note Anne Dion-Tenenbaum ; la chapelle du sacre de Dreux-Brézé en est l’un des plus beaux exemples. Elle apparaît même comme l’initiatrice de formes nouvelles. 

Ce choix du néo-gothique s’inscrivait alors dans une querelle plus vaste qui traverse la France au XIXe siècle et que le catalogue d’exposition permet de recontextualiser : l’affrontement entre gallicans et ultramontains. Les premiers demeurent attachés aux "messes à usage de Paris", à un propre local très nourri de saints locaux, et, plus largement, à une ecclésiologie façonnée par la mainmise du roi. Les seconds — partisans de Rome — portent un projet d’universalité liturgique, doctrinale et disciplinaire. La Révolution, en discréditant une partie du clergé jureur, et la difficile réception du concile de Trente sous Louis XIV, attisent encore la fracture. Ce furent les ultramontains qui, au XIXe siècle, imposent finalement l’adoption pleine et entière de Trente par l’Église de France. Évidemment, aujourd’hui, on a oublié cette histoire car tout le monde est ultramontain. Mais comme le rappelle Christine Descatoire, "le courant de l’ultramontisme, le courant néogothique et le courant archéologique se recoupent souvent".

Querelles de vêtements liturgiques

Or cette réforme de l’ultramontisme avait son versant visible : le vêtement. La soutane telle que nous la connaissons est un vêtement récent, né au milieu du XIXe siècle. Auparavant, les prêtres français arboraient le col à rabat — signe d’un usage d’Ancien Régime. Quand les ultramontains entreprennent de "romaniser" la fille aînée de l’Église, le col à rabat devient un marqueur : on le surnomme "guenille gallicane", Pie IX s’en amuse, et des évêques — Dreux-Brézé au premier rang — en imposent l’abandon au profit du col romain. Paris, fief longtemps gallican, résiste : Darboy le porte encore en 1871, Guibert en 1886, quand Dreux-Brézé l’a quitté dès 1830. D’autres bizarreries françaises s’évanouissent, comme la "soutane à queue". Cette histoire rappelle que nos querelles liturgiques d’aujourd’hui ont des précédents, que les vexations n’en sont pas moins ressenties, et que l’habit touche à l’identité. Surtout, elle enseigne que la liturgie est une ossature qui traverse les siècles, mais que la chair qui la revêt — formes, couleurs, coupes — ne cesse de muer.

Les formes du siècle de saint Louis

Un siècle plus tard, au moment d’exprimer visiblement l’accueil du concile Vatican II, ce fut encore par le vêtement que l’on marque la rupture : les chasubles dites "en violon", lourdes de broderies et de tissus précieux, quittent les sacristies ; la chasuble dite "gothique" s’impose : plus légère, de matières communes voire synthétiques, d’une grande épure. Mais ce baptême "gothique" n’est pas un hasard et, surtout, ces formes ne datent pas des années 1960 mais du XIXe siècle. Car la forme dominante des chasubles postconciliaires dérive en réalité des recherches néo-médiévales du XIXe siècle. Les ultramontains avaient puisé leurs ressources dans le Moyen Âge, exactement comme Dreux-Brézé le fit pour sa mitre triangulaire, imitée de celles du XIIIe siècle, dans le sillage des archéologues et des maîtres d’œuvre (on songe à Lassus, proche de Viollet-le-Duc, dessinant la mitre de l’archevêque Sibour). 

Trioullier et fils Paris, entre 1863 et 1875 Argent doré, émail, pierres semi-précieuses Paris, Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris, ODUT 1894

Ainsi, l’audace ultramontaine des années 1850 aura préparé — paradoxalement — l’esthétique épurée du XXe siècle. Mais pourquoi ? Tout simplement car c’est au cours du XIXe siècle que s’installe l’idée que le XIIIe siècle est l’âge d’or du Moyen Âge, une époque d’un classicisme rayonnant et d’une mesure parfaite ; une époque qu’on désigne comme un apogée et qu’on choisit comme référence. Or, les gallicans accusaient les ultramontains d’italianiser la liturgie française en la romanisant. Comment répondre à cette critique ? En inculturant la liturgie romaine dans les formes du siècle de saint Louis. 

L’attrait du "faux médiéval"

Mais revenons au parcours de l’exposition ; la suite nous montre combien la vogue néo-médiévale a engendré d’innombrables créations. La troisième section explore les créations dans le goût du Moyen Âge, qu’il s’agisse d’imitations fidèles, de pastiches ou d’objets composites, dans les domaines religieux comme profanes. Les ateliers d’art sacré produisent des pièces qui semblent tout droit sorties du XIIIe siècle, tandis que des manufactures laïques s’inspirent du gothique pour le mobilier, les bijoux, les tissus. À la faveur de commandes prestigieuses et d’un marché de l’art florissant, nombre de ces objets entrent dans les collections publiques. Le musée de Cluny lui-même conserve plusieurs de ces mirages du XIXe siècle et l’exposition lève le voile sur des identités fluctuantes. Le trouble est instructif : l’attrait du "faux médiéval" ne traduit-il pas notre désir d’authenticité ? 

En contemplant ces pastiches parfois géniaux, on mesure à quel point le XIXe siècle a projeté ses rêves sur un âge révolu – quitte à brouiller la frontière entre original et copie. Au fil du parcours, l’aspect le plus délicat de cette passion médiévale est abordé sans fard : la contrefaçon. La dernière partie traite "des faux et des usages de faux", dans un contexte où la demande des collectionneurs et la chasse à la pièce rare nourrissent l’activité de faussaires et de marchands habiles. La fièvre d’un temps prêt à toutes les illusions pour posséder un fragment du passé s’y révèle crûment. 

Miroir d’un renouveau

Que reste-t-il de ce Moyen Âge réinventé ? Beaucoup de chefs-d’œuvre, nés de la virtuosité du XIXe, mais aussi une foule d’objets hybrides, de copies anciennes devenues, avec le recul, des documents d’histoire. Cette question finale éveille une résonance contemporaine. Car le regard porté par une époque sur le Moyen Âge en dit long sur elle-même. Les objets exposés — authentiques ou réinventés — sont des miroirs : ils reflètent les élans, les inquiétudes, les aspirations spirituelles du XIXe siècle. Et nous, qu’avons-nous fait de ces trésors ? Les avons-nous réellement regardés ? Au XXe siècle, l’art liturgique a connu de beaux renouveaux, de l’Art déco aux audaces post-conciliaires ; mais il a aussi souffert de désintérêt. En contemplant les vitrines de Cluny, le visiteur du XXIe siècle n’est pas seulement convié à un voyage ; il est invité à s’interroger sur sa propre relation à cette beauté du passé. Ces calices néo-gothiques, ces reliquaires copiés, ces ostensoirs éclatants ou factices nous parlent-ils encore ? Éclairent-ils nos imaginaires ? L’élan des collectionneurs d’hier était une quête d’absolu ancré dans la matière. En filigrane, une question se pose à tous les croyants et aux artistes : quelles formes pourrait prendre une orfèvrerie contemporaine fidèle à sa vocation liturgique ? Faudra-t-il réhabiliter des fastes ou inventer des objets d’un nouveau style pour dire le Mystère au cœur du monde moderne ? Une chose est sûre : tant qu’il y aura des femmes et des hommes pour "chercher des signes", pour collectionner, créer, façonner de leurs mains des objets qui élèvent l’âme, l’héritage du Moyen Âge — sincère ou rêvé — continuera de vivre et de nous inspirer. Demain, sans doute, nous aurons de nouveau soif de cette beauté. Puissions-nous alors la laisser éclore, humble et radieuse, au service d’une foi vivante.

Pratique :

"Le Moyen Âge du XIXe siècle. Créations et faux dans les arts précieux", Musée de Cluny, Paris Ve, du 8 octobre au 11 janvier 2026.

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