Faut-il lire des livres qui disent qu’il faut lire des livres ? On se pose parfois la question devant les "petites bibliothèques" dites "idéales" (parce que les volumes qu’elles conseillent resteront intouchés ?), les listes des trois cent soixante-cinq chefs-d’œuvre à ne pas rater avant le 31 décembre et les very best of pour être incollables sur Proust sans avoir jamais ouvert La Recherche du temps perdu. Heureusement, c’est à tout autre chose que nous invite Emmanuel Godo dans Avec les grands livres (Éditions de l’Observatoire). L’auteur nous prévient d’ailleurs : il n’entend pas se livrer "à cet exercice qui est souvent une épreuve, parfois un supplice, pour les vrais amants des livres : parler littérature".
Loin des pesanteurs du monde
Amant des livres, il l’est à l’évidence, et il ne parle de ses amours qu’avec la délicatesse et le tremblement de voix qui jamais ne peuvent souiller l’objet aimé. Dès les premières pages, on songe à ce que Julien Gracq écrivait à propos de sa lecture de Stendhal : "Si je pousse la porte d'un livre de Beyle, j'entre en Stendhalie, comme je rejoindrais une maison de vacances : le souci tombe des épaules, la nécessité se met en congé, le poids du monde s'allège ; tout est différent : la saveur de l'air, les lignes du paysage, l'appétit, la légèreté de vivre, le salut même, l'abord des gens. "
En un sens, Godo va doublement plus loin. D’une part, il étend à tous les grands auteurs le pouvoir de nous libérer des pesanteurs et des bruits incessants du monde ; d’autre part, il nous amène à faire de la maison de vacances notre résidence principale, celle qu’on ne quitte que pour s’étourdir — fascination ou nécessité — dans les vaines agitations qu’on confond avec le mouvement de la vie.
La vraie patrie
Godo insiste. On ne s’exile pas dans les grands textes, on y retrouve au contraire la vraie patrie dont le monde moderne sans cesse nous coupe. On ne se perd pas dans la poésie, on y a rendez-vous avec notre pleine humanité, celle qui fait dire à un personnage de Malraux qu’il faut soixante ans pour faire un homme. Refuser de prêter "allégeance à l’actuel" n’est donc pas une fuite, mais un retour à la source, "à la blessure chantante de la première question ".
La lecture est une demeure ou un lieu vivifiant, où l’on écoute des voix uniques que leur intensité nous empêche de confondre avec celle d’un autre.
La lecture est une demeure ou un lieu vivifiant, où l’on écoute des voix uniques que leur intensité nous empêche de confondre avec celle d’un autre : "Charles Péguy, Julien Gracq, Colette ? Le nom d’une musique qui survit à la mort, le nom d’une transfiguration. " En d’autres termes, "écrire, au sens le plus exigeant du terme, c’est œuvrer, sans relâche, à transmettre cette mélodie infuse dans les êtres et dans les choses. Assumer ce qu’André Hirst nomme "la condition musicale" de l’existence ". En somme, le grand livre nous agrandit l’oreille.
Des textes plus grands que nous
Sans porte-voix qui hurlent des slogans, mais avec la force de conviction d’un passionné du verbe, Godo en appelle à un acte de résistance, comme une insurrection de la parole vraie, face à l’emprise technologique et à son bruit continu : "Car tant que nous ne serons pas réduits à l’état de machines ou à celui, qui revient au même, d’esclaves des machines, nous aurons besoin d’ouvrir des textes plus grands que nous, meilleurs que nous, gardant mémoire de ce que nous pourrions être si nous avions le courage et la volonté de réaliser en nous les promesses de l’humanité. " Dans la chambre intérieure que Godo nous entrouvre, on entend Francis Ponge murmurer que les poètes sont "les ambassadeurs du monde muet ", Patrice de la Tour du Pin avertir que "Tous les pays qui n’ont plus de légende/Seront condamnés à mourir de froid ", Paul Valéry diagnostiquer que "la lecture des journaux mène à tout lire comme des journaux ", Dante nous rappeler que nous ne sommes pas faits pour vivre comme des brutes ou encore René Char témoigner que son pays, "un contre-sépulcre ", ignore les "Bonjour à peine "….
On comprend alors peu à peu que tous les grands livres font résonner en Godo les premiers vers de Racine que, jeune orphelin de père, il reçut comme un baume et une révélation :
"Par cette fin terrible, et due à ses forfaits
Apprenez, roi des Juifs, et n’oubliez jamais
Que les rois dans le ciel ont un juge sévère,
L’innocence un vengeur, et l’orphelin un père. "
Une mystérieuse part divine
À la fin de cette visite tantôt fougueuse, tantôt contemplative, qui jamais ne piétine les lieux traversés, le guide Emmanuel Godo en vient à une confidence sur la mystérieuse part divine des grands textes :
"Et comme nous sommes entre amis, puisque vous m’avez suivi jusqu’ici, dans le creusement de cette confiance, de page en page, il est peut-être temps de cesser les prudences et de redire que les grands livres dessinent, à partir du Livre, c’est-à-dire la Bible, les contours d’un Royaume de justice et de miséricorde. "
Qu’est-ce qu’un grand texte, en effet, si ce n’est "une sorte d’avant-goût, qui nous serait donné, de la splendeur dont nous portons, à l’esprit et au cœur, le pressentiment " ?
Le discret fil rouge de cette invitation à la lecture — comme il y a une invitation baudelairienne au voyage — est à l’évidence la certitude que lire une œuvre qui nous fait grandir est une forme de prière. C’est pourquoi, au moment de refermer ce livre, on songe aux mots par lesquels Benoît XVI mit fin, dans un sourire, aux applaudissements qui marquèrent sa dernière messe en tant que pape : "Merci... Retournons à la prière. " Pas d’autres leçons à tirer, sans doute, de ce livre qui nous ouvre des livres : "Merci... Retournons à la lecture. "
Pratique :










