[Avertissement, pour ne pas être un divulgâcheur en plus d’être un moldu : que ceux qui n’ont pas lu Harry Potter, mais envisagent de lire un jour la saga jusqu’au bout n’aillent pas plus loin.] "Rogue observa Dumbledore un moment, et l’on voyait la répugnance, la haine creuser les traits rudes de son visage. — Severus... s’il vous plaît… Rogue leva sa baguette et la pointa droit sur Dumbledore. — Avada Kedavra !" Il n’est sans doute pas nécessaire de dire d’où vient le passage, ni de traduire la formule finale, surtout après avoir congédié les lecteurs qui ne savent pas ce qu’est un moldu. La mise à mort du sage Dumbledore par le trouble Severus Rogue à la fin du sixième tome d’Harry Potter a dû faire pleurer bien des adolescents. Un peu comme Oscar Wilde déclarant que l’un des plus grands malheurs de sa vie fut la mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères des courtisanes de Balzac, beaucoup de lecteurs de J.K. Rowling durent vivre la mort du directeur de Poudlard comme un deuil réel et haïr le "traître" Rogue.
Un parfait double sens
Le septième tome, toutefois, révèle que Dumbledore était condamné à court terme et qu’il jugeait nécessaire de mourir. Ses derniers mots adressés à Rogue contiennent un parfait double sens pour tromper le lecteur. "Severus... s’il vous plaît !" : non pas supplique pour qu’un ennemi sur le point de vous tuer vous laisse la vie sauve, mais, au contraire, supplique pour qu’un allié vous donne la mort. Fausse piste réussie qui fait que le crime littéraire est parfait…
À notre connaissance, toutefois, une question importante n’a pas été posée à des spécialistes de théologie morale : s’agit-il d’un cas d’euthanasie ? Autrement dit, on aimerait bien savoir si cette mise à mort est moralement défendable. Pour qui veut sonder les intentions de Dumbledore, les découvertes finales d’Harry — merveille de la "pensine " — offrent quelques précisions. Le lecteur apprend ainsi, en même temps que le héros, le contenu du dialogue au cours duquel Dumbeldore, certain d’avoir moins d’un an à vivre, explique son plan à Rogue : "C’est vous qui devrez me tuer.
— Si mourir ne vous gêne pas, lança Rogue d’un ton rude, pourquoi ne pas laisser Drago se charger de vous tuer ?
— L’âme de ce garçon n’est pas encore trop abîmée, assura Dumbledore. Je ne voudrais pas qu’elle soit ravagée à cause de moi.
— Et mon âme à moi, Dumbledore ? La mienne ?
— Vous seul pouvez savoir si le fait d’aider un vieil homme à échapper à la douleur et à l’humiliation affectera votre âme. Je vous demande cette grande et unique faveur, Severus [...]. Je dois vous avouer que je préférerais une sortie rapide et indolore plutôt que longue et répugnante."
La romancière se garde de trancher
On voit que Rowling semble s’ingénier à mêler des raisons différentes, allant du sens du sacrifice à la peur de souffrir, du souci de l’âme des autres à la lassitude de vivre. Si on ajoute que la mise à mort de Dumbledore est sans doute le meilleur moyen pour Rogue de gagner définitivement la confiance de Voldemort — et de contribuer ainsi à la victoire du bien au cœur du camp du mal —, on est encore plus perplexe sur la légitimation morale de ce "Severus... s’il vous plaît".
Notons que la romancière se garde elle-même de trancher, renvoyant ultimement la décision à la conscience de Rogue. On songe à ce qu’écrit Frédérique Leichter-Flack, quand elle explore la littérature comme le Laboratoire des cas de conscience (c’est le titre de son essai) : "La littérature ne dit pas où est le bien et où est le mal, mais apprend à regarder de plus près ce que l’on prend souvent trop vite pour l’un ou pour l’autre." Même si cela vaut sans doute avant tout pour le roman — l’épopée, l’essai et une bonne part du théâtre offrent souvent une leçon un peu moins brouillée —, cela fait de la littérature "le refuge de la complexité du monde".
"Je n’y crois plus"
"Regarder de plus près" : démarche salutaire qui bouscule toujours la doxa et amène parfois à des découvertes qu’il aurait été plus commode d’ignorer. "Regarder de plus près", c’est aussi ce qu’a fait J.K. Rowling elle-même, si on en croit ses récents propos sur l’euthanasie rapportés par Aleteia : "J’ai longtemps cru à l’aide médicale à mourir. Je n’y crois plus, en grande partie parce que je suis mariée à un médecin qui m’a ouvert les yeux sur le fait qu’il était possible d’exercer une contrainte sur des personnes malades ou vulnérables."
Cette déclaration éclaire-t-elle rétrospectivement la mort de Dumbledore ? Sans doute pas. En revanche, l’évolution de la romancière empêche au moins que des partisans de l’euthanasie aient l’idée de l’enrôler sous leurs bannières, en tirant argument de cette mise à mort. Il faut croire que Dumbledore, en bon personnage romanesque, résistera toujours aux usages militants. En 2018, une partie de la communauté gay avait pesté, parce que Rowling n’avait jamais fait faire de coming out romanesque ou cinématographique au directeur de Poudlard. Il en est des pancartes de la Gay Pride comme des campagnes de l’Association pour le Droit à Mourir dans la "Dignité" : elles n’aident pas, contrairement au roman, à "regarder de plus près". Encore moins à ouvrir les yeux…










