Par un de ces signes providentiels qui pullulent dans l’histoire des hommes et de l’Église, saint Thomas de Villeneuve (1488-1555), chantre marial, entra dans l’ordre des Augustins l’année où Luther en sortait. S’interrogeant sur la sobriété avec laquelle les Évangélistes peignirent la Très Sainte Vierge, il en retira la conclusion suivante : "Si le Saint-Esprit ne l’a pas dépeinte dans les Saintes Lettres, s’il vous a laissé le soin de vous en former vous-même l’image, ça a été pour vous faire entendre que rien ne manque en elle de la grâce, de la perfection et de la gloire que l’esprit peut concevoir dans une pure créature ; bien plus, qu’elle surpasse toute intelligence et toute pensée" (Sermons). Cette invitation est attirante, celle d’entrer dans la vie de la Vierge par la contemplation personnelle, en s’aidant de ce qu’a pu transmettre la pieuse tradition de siècle en siècle, en essayant par une composition de lieu et une préparation du cœur, à devenir familier de la Mère de Dieu.
Dans sa chair et dans son cœur
Saint Augustin souligne avec justesse que la communion de la Mère avec le Fils est à la fois celle de la chair et celle du cœur, et que cette dernière fut la condition de la première : "Marie est plus heureuse de comprendre la foi au Christ que de concevoir la chair du Christ. Sa liaison maternelle ne lui eût servi de rien, si elle n’avait été plus heureuse de porter le Christ dans son cœur que de le porter dans sa chair" (De la nature et de la grâce). Cela rejoint la remarque étrange de Notre-Seigneur parlant aux foules et averti que "sa mère et ses frères" désiraient l’approcher et lui parler : "Étendant la main vers ses disciples, il dit : “Voici ma mère et mes frères. Car quiconque aura fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est pour moi frère, sœur et mère”" (Mt 12, 49-50).
Si nous ne pouvons porter la chair du Christ, en revanche, le chemin tracé par la Vierge qui le porta totalement également dans son Cœur est ouvert et praticable pour tous. En Marie, créature parfaite mais limitée, la charité a atteint des sommets, dépassant toute limite et s’opposant à l’amour-propre qui, bien souvent, occupe notre être. En présence de la Très Sainte Vierge, il est préférable d’abandonner toutes les images et toutes les représentations qui cultivent une douceur affadissante, une douceur niaise qui entretiendraient notre imagination dans l’illusion.
L’horreur du mal
Ernest Hello, cet esprit pourtant si paisible, compare l’ancienne Judith avec la Mère choisie, mettant en valeur un aspect ignoré, celui de l’horreur : "L’horreur est la lueur du feu que fait dans l’air le glaive de l’amour quand on le brandit au grand soleil. La sainte horreur placée par la main de Dieu dans l’Arche vivante de son Alliance sacrée, l’horreur du mal, l’horreur brûlante est sans doute au fond de la Vierge, comme une lampe oubliée qui brûlerait au fond d’un sanctuaire inconnu, et sa découverte sera peut-être un des événements de l’Éternité" (Paroles de Dieu). Certes, la petite Marie ne coupe la tête d’aucun Holopherne terrestre, mais, comme la femme forte de l’Ancien Testament, elle est habitée par l’horreur du Mal et sa bataille est plus vaste puisqu’Elle écrase la tête du Serpent. Par son apothéose dans le Ciel, Elle est superbe et ardente car, pure charité, Elle est hantée par la haine du Mal. La sainteté n’est jamais molle, faible, dépourvue d’énergie. Si elle est revêtue de lumière, c’est justement par cette capacité à rejeter tout mal et à lutter pied à pied pour que la charité gagne du terrain. À plus forte raison en qui regarde la Vierge entièrement donnée pour la gloire de Dieu. La Sainte Vierge a connu la plus grande tragédie du monde, Elle a vécu le pire, sur elle a pesé la charge effrayante du Mauvais, aussi ne peut-Elle pas être réduite à une image d’Épinal, à une figure sucrée et mièvre. Son Assomption n’est point un envol cotonneux mais un fracas dans l’ordre du monde, un retournement qui inaugure notre propre destinée.
Immensité de son amour
Saint Jean Damascène, ce Père de l’Église si marial, prêche ainsi sur la Dormition : "Aujourd’hui la Vierge immaculée, qui n’a connu aucune des affections terrestres, mais s’est nourrie des pensées du ciel, n’est pas retournée à la terre ; comme elle était un ciel vivant, elle est placée dans les tabernacles célestes" (Sermon sur la Dormition et l’Assomption). La Mère de Dieu ne pouvait connaître la corruption puisque tabernacle du Fils, mais, de plus, la communion de son Cœur avec celui du Christ la promit tout naturellement à ne pas souffrir de rupture dans cette union unique. Saint Paul, parlant des premiers chrétiens, précise qu’ils n’ont qu’"un cœur et une âme" (Ac 4, 32), ce qui conduit saint François de Sales à ajouter : "Combien est-il plus véritable que la sacrée Vierge n’avait qu’une âme, qu’un cœur et qu’une vie, en sorte que cette sacrée Mère, vivant ne vivait pas elle, mais son Fils vivait en elle !" (Traité de l’Amour de Dieu.) Bossuet insistera sur l’immensité de l’amour régnant dans le Cœur de la Vierge, amour augmentant chaque jour par l’action et par la contemplation, « de sorte qu’il vint, s’étendant toujours, à une telle perfection que la terre n’était plus capable de le contenir » (Sermon sur l’Assomption, 1660).
Cette Mère qui ne déçoit jamais
Certes favorisée parmi toutes les créatures, parce que préservée et parce qu’Elle sut entretenir la grâce offerte, la Sainte Vierge ne garde pas jalousement son privilège pour l’éternité. Elle est le laboureur qui trace le sillon et qui annonce le fruit de la moisson pour tous ceux qui sont désireux de suivre un chemin identique. Elle entraîne à sa suite les âmes torturées et les esprits chagrinés, comme ce Paul Verlaine, un enfant rebelle :
"Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.
Tous les autres amours sont de commandement.
Nécessaires qu’ils sont, ma mère seulement
Pourra les allumer aux cœurs qui l’ont chérie.
C’est pour Elle qu’il faut chérir mes ennemis,
C’est par Elle que j’ai voué ce sacrifice,
Et la douceur de cœur et le zèle au service,
Comme je la priais, Elle les a permis.
Et comme j’étais faible et bien méchant encore,
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,
Elle baissa mes yeux et me joignit les mains,
Et m’enseigna les mots par lesquels on adore"
(Sagesse)
Les poètes bénéficient d’une place de choix pour chanter cette Femme couronnée, non point par leurs mérites et leurs vertus, mais grâce à leur capacité à reconnaître ce qui est vrai, ce qui n’est pas de l’ordre de l’artifice et du clinquant. Ils s’en remettent alors à Dieu à travers cette Mère qui ne déçoit jamais :
"Quand nous aurons quitté ce sac et cette corde,
Quand nous aurons tremblé nos derniers tremblements,
Quand nous aurons râlé nos derniers râlements,
Veuillez vous rappeler votre miséricorde.
Nous ne demandons rien, refuge du pécheur,
Que la dernière place en votre purgatoire,
pour pleurer longuement notre tragique histoire,
Et contempler de loin votre jeune splendeur"
s’écrie Charles Péguy, dans sa Tapisserie de Notre Dame, lui qui fleurit une statue de la Vierge pour l’Assomption 1914, avant de tomber sur le champ d’honneur quelques jours plus tard.
La cadette du genre humain
La Très Sainte Vierge fait l’unanimité, y compris chez les hommes les plus tenaces et les plus rétifs à la grâce car ils sentent à quel point Elle est étrangère à toute forme de mal, bien plus que les saints les plus éminents qui, eux, ont tous connu l’expérience du péché. Les âmes qui ont frôlé l’abîme ne ressentent aucune crainte à se jeter dans les bras de la Mère. Le sage curé de Torcy en parle ainsi au jeune curé de campagne :
"Le regard de la Vierge est le seul regard vraiment enfantin, le seul vrai regard d’enfant qui se soit jamais levé sur notre honte et notre malheur. Oui, mon petit, pour bien la prier, il faut sentir sur soi ce regard qui n’est pas tout à fait celui de l’indulgence — car l’indulgence ne va pas sans quelque expérience amère —, mais de la tendre compassion, de la surprise douloureuse, d’on ne sait quel sentiment encore, inconcevable, inexprimable, qui la fait plus jeune que le péché, plus jeune que la race dont elle est issue, et bien que Mère par la grâce, Mère des grâces, la cadette du genre humain" (Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne).
Cette Vierge, vraiment enfant au sens évangélique du terme, a vécu sa trajectoire terrestre dans l’ignorance de sa dignité éminente. Elle n’y a connu ni triomphe, ni gloire, ni réputation fameuse. Par son Assomption, Elle obtint la récompense et le couronnement. Cette "cadette du genre humain", notre Mère et aussi notre petite sœur, nous attend comme autant de membres de sa famille, en ouvrant largement les pans de son manteau de miséricorde.
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