Ils sont une douzaine, rassemblés là dans la salle de la paroisse arménienne où ils viennent tout juste de célébrer l’Eucharistie. Jeunes et évêques qui se présentent les uns aux autres. Des prénoms fusent : ils évoquent les collines de Bosnie, les temples grecs, la douceur andalouse et les parfums de Tunisie. Certains viennent d’Italie, d’autres d’Algérie, de France ou de Palestine. Ils sont là, dans l’antique Byzance, depuis la veille. Le 30 juillet, ils doivent embarquer sur le Bel Espoir pour rejoindre Athènes. Le Bel Espoir de la paix et de la rencontre où, depuis mars dernier, des jeunes de toutes les rives de la Méditerranée sillonnent leur mer intérieure.
Comment pardonner ?
Ce soir, ils se sont répartis en trois ou quatre groupes pour dialoguer avec des jeunes qui vivent à Istanbul et viennent eux aussi de bien des horizons. Ils parlent du pardon, de la justice, forts de leurs fois diverses et de leurs cultures. Un jeune soudanais interrompt brutalement des échanges : "Comment peut-on demander à quelqu’un qui a vu sa famille être massacrée, sa terre confisquée, oui, comment peut-on lui dire qu’il doit pardonner ?" Dans son regard, les spectres qui l’accompagnent depuis qu’il a fui sont bien là, témoignages glaçants d’un réel que la plupart ne connaissent pas. Mais pas tous : des Libanais, des Syriens, des Bosniaques sont là aussi, eux aussi accompagnés par bien des fantômes et bien des frayeurs, de colères aussi.
Il y a aussi, avec nous, des Palestiniens. L’un, chrétien, prend la parole. Son sourire est si éclatant… Il dit des mots simples en regardant avec une infinie douceur son frère musulman soudanais. Il parle : "Moi aussi j’ai vécu cela : j’ai vu mon père se faire battre par des soldats israéliens sans raison, ma mère être insultée comme une chienne. Je me suis moi-même fait arrêter et maltraiter. Je vois tous les jours mon peuple sous les bombes et sans rien à manger. Mais j’ai choisi de laisser Dieu aimer en moi." Pas de sermon possible. Le silence qui nourrit s’installe.
Plus une guerre mais un massacre
La soirée se poursuit, l’odyssée de la paix aussi. Comment se fait-il que ces mots entendus il y a maintenant près de deux semaines demeurent à ce point gravés dans mon cœur ? Pourtant, il y en eu d’autres depuis, et certains si forts, si emplis d’Espérance et de promesses. Mais il demeure là, ce jeune Soudanais. Il demeure ce jeune Palestinien. Et ces paroles, ces paroles qui valent par celui qui les prononce leur poids d’incarnation.
Depuis, les bombes continuent à s’abattre dans une folie démoniaque sur la terre de Gaza, labourée par la mort, devenue l’abîme où sombre l’humanité. Il fut un temps où devant la destruction programmée de Sodome, un homme eut le courage de négocier la grâce. "Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville. Vas-tu vraiment les faire périr ? Ne pardonneras-tu pas à toute la ville à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ?" (Gn 18, 24). "Assez c’est assez !" : aucune raison de sécurité ne peut justifier ce qui n’est plus une guerre mais un massacre. Dans l’Antiquité, les Romains veillaient à exécuter tous les descendants des vaincus afin qu’ils ne puissent se dresser un jour en vengeurs, demandant raison du sang de leurs aïeux. Faudra-t-il donc que 2,2 millions d’enfants, de femmes et d’hommes soient ensevelis sous les cendres de ceux qui sont déjà morts, crèvent de faim comme des chiens abandonnés ? Qui osera supplier le bras du bourreau de se reposer ? Les déportés sortant de l’enfer des camps n’ont jamais obtenu l’extermination du peuple allemand. Tout simplement parce qu’ils ne l’avaient pas demandé.
Un autre chemin
Et aujourd’hui ? Chaque jour des manifestations en Israël exigent le départ de leurs chefs qui semblent préférer la fuite en avant plutôt que de devoir un jour affronter la vérité. En Palestine, les corrompus et les fous ne tiennent que par la terreur qu’ils imposent à tous même si la faim et l’épuisement limitent l’expression du ressentiment qui monte.
Et nous, qui ne connaissons que de loin, de très loin souvent, la souffrance que le terrorisme ou la guerre peuvent infliger, il est un brin indécent de choisir une posture morale dans ce conflit où nous nous montrons si lâches pour oser défendre toutes les victimes. Mais nous pouvons simplement rappeler qu’il est possible de choisir un autre chemin que la vengeance aveugle et folle. Car le sang appelle le sang dans une danse macabre dont les spasmes ne cesseront jamais.
Assez !
Nous pouvons dire et manifester dans nos manières d’être et de parler qu’il est "toujours possible de laisser vivre Dieu en nous", comme le vivent nos frères chrétiens de Gaza, qui eux aussi perdent la vie sous des missiles qui ne sont pas aveugles. Peut-être est-il possible d’implorer le Ciel pour que des hommes et des femmes, disciples de Jésus, puissent trouver le courage de venir sur place, là où l’on meurt et où l’on tue, là où les tourbillons guerriers enivrent le cœur de colère et font disparaître toute raison ?
Oui, venir là, s’interposer les bras nus, les mains ouvertes. Non pas en surgissant sur des bateaux portant les oriflammes de la récupération partisane. Mais en se présentant sans aucune autre formule que ce simple mot : "ASSEZ". Au nom de leur foi en un Dieu qui se révéla un jour de l’Histoire à un peuple dont il a fait son peuple. Dans lequel il s’incarna pour le salut de tous, pour nous apprendre à ne plus avoir peur de la Vérité. Communiant avec nous pour nous remplir de lui afin que nous le portions au monde sans risque de perdre notre vie, puisqu’elle est désormais marquée du sceau de l’éternité.











