Au soir d’une vie, que reste-t-il de ce que l’on a voulu et essayé d’être ? Quel homme peut échapper, tant qu’il lui reste un peu de conscience, à cette interrogation majuscule ? Qu’il soit le plus ignorant des choses sacrées ou qu’il en ait une connaissance cardinale, le voici convoqué par son histoire et par cette vie qui s’écoule mais demeure encore en lui — jusqu’à son dernier souffle — source d’Espérance.
Une mesure nouvelle
Ma première rencontre avec le père André Vingt-Trois se confond avec les premiers jours de ma vie de séminariste. J’avais vingt ans. Il était vicaire général, titre qui pour moi ne signifiait pas grand-chose comme pour beaucoup de baptisés, et venait tout juste d’être nommé évêque auxiliaire de Paris. Il avait été choisi pour nous prêcher la retraite de rentrée. La première impression ne fut pas bonne. Un ton railleur, une gouaille qui résonnait en moi comme de la morgue, une manière parfois de commenter ses pairs avec ironie : tout cela ne m’inspirait ni sympathie ni admiration. Dans quelques années, il m’imposerait les mains en m’ordonnant diacre avant de partir pour Tours, précédé d’une réputation d’exécuteur à sang froid des instructions du cardinal Lustiger.
La Touraine, ce "jardin de France" comme l’appelle Rabelais a probablement aussi le don de pacifier. Libre d’être, André Vingt-Trois donne une mesure nouvelle et sur laquelle peu pariaient avant son arrivée : il sillonne les campagnes, veut connaître, rencontrer, comprendre avant de décider. C’est fort de cette nouvelle image d’un épiscope humain et amical qu’il regagne Paris pour succéder à Jean-Marie Lustiger qui l’avait, des années plus tôt, repéré au séminaire d’Issy-les-Moulineaux, en s’arrangeant, déjà, pour qu’il soit nommé sitôt que possible vicaire dans sa paroisse de Ste-Jeanne-de-Chantal.
De la prudence
Archevêque de Paris, il hérite d’une succession marquée de fulgurances mais aussi lourde de tensions et de luttes liées à une verticalité épiscopale créatrice de bien des incompréhensions et de bien des blessures. L’homme, adouci, cherche d’abord à consoler certains de ceux qu’il avait parfois et auparavant contribué à attrister. Rien n’est simple dans une vie : la fidélité à l’institution, l’accueil nécessaire d’une vérité qui parfois la dérange et l’ébranle, le primat de la charité sans lequel il n’y a ni Évangile ni mission... Comme son aîné, il goûte la politique tant ecclésiastique que laïque. Il en apprécie les méandres, sans doute, et s’y pense préparé.
Je me souviens, lors des Manifs pour tous, de sa grande réticence à ce que l’Église se laisse récupérer par des mouvements clivants qui pouvaient, dans certains cercles, donner l’impression que tout bon baptisé se devait de défiler sous des bannières militantes. Il pouvait y avoir de la prudence jusqu’à la vertu chez cet homme.
Son silence parlait
Je me souviens aussi de ce soir d’avril 2005 où je rentrais après une course effrénée d’une veillée de prière avec les étudiants de Paris au cours de laquelle nous avions appris la mort de Jean-Paul II. J’arrivais dans son bureau, à sa résidence. Il y était assis, revêtu d’une veste d’intérieur, la pipe fumante. En me voyant, sans que j’eusse le temps de dire quoi que ce soit, il se leva et dit simplement "on y va". Lorsque la voiture arriva sur le parvis de la cathédrale, de toute part, la foule affluait, guidée par le son du bourdon. Son silence parlait. Son calme disait bien des choses mais refusait toujours de se laisser plier par l’excitation ambiante des « grands évènements ».
L’homme était timide, se protégeant sans doute par la réserve d’une sensibilité qui le dépassait un peu. Il arrivait à ses visiteurs de ressortir étonnés de ses silences : il écoutait mais parlait peu avant de se lever d’un bond et de souffler "Bien, merci beaucoup", tendant la main en signe d’au revoir.
Marcher à sa suite
De retour à Paris, il avait voulu porter filialement l’héritage reçu. Cela n’empêchera pas la forme de gouvernance, bien parisienne, de finir par s’effondrer peu après son départ. L’enfant de la Montagne-Sainte-Geneviève, l’ancien lycéen d’Henri IV est entré dans le face-à-face avec son Créateur. Certains s’attacheront à prononcer des éloges funèbres, d’autres murmureront des reproches sans oser les formuler clairement.
À une étudiante aux JMJ de Cologne qui l’interrogeait sur la meilleure manière de suivre le Christ, à l’issue d’une catéchèse pendant laquelle il s’était précisément évertué à exposer ses convictions sur ce même sujet, il répondit, d’un ton monotone : "Voyez-vous, si vous voulez suivre le Christ, il faut porter votre croix et marcher à sa suite." Et finalement, n’est-ce pas cette phrase qui dit beaucoup de lui ?









