Les raisons de s’inquiéter ne manquent pas. L’actualité en fournit une copieuse ration quotidienne. Au point que l’on se dit que tout va inexorablement de mal en pis, et que l’on ne voit pas comment on pourrait, autrement qu’en s’aveuglant par égoïsme à courte vue ou par pure sottise, retrouver le minimum de sérénité indispensable à l’exercice d’un peu de la liberté sans laquelle la vie humaine n’est qu’un phénomène physico-chimique précaire parmi d’autres, dans une histoire sans queue ni tête, où des accidents enclenchent puis détraquent des mécanismes. Il est néanmoins fort possible de se désaliéner un brin sans du tout s’illusionner.
Quand le passé s’estompe…
On peut d’abord solliciter la mémoire. La situation actuelle est-elle plus alarmante qu’en 1913 ou qu’en 1938 ? Certes, il y a des guerres en Ukraine, au Moyen Orient, mais aussi en Afrique, et il y a des risques en Asie (Corée, Taiwan). L’un ou l’autre conflit pourrait entraîner une troisième guerre mondiale. Ce qui y fait obstacle est que, depuis la fin de la Guerre froide, la géopolitique est devenue multipolaire et qu’il est peu probable que le monde presque entier se divise en deux camps dont un seul pourrait survivre. C’est aussi que l’armement est désormais si destructeur que les vainqueurs n’auraient à exploiter que des ruines quasiment irrécupérables dans les pays vaincus.
Reste bien sûr le danger d’un duel nucléaire apocalyptique, provoqué par un malentendu ou une erreur. Restent aussi et surtout les ressentiments nationalistes et les tyrannies, qui (on ne peut que le constater) motivent sans relâche des cruautés aussi cyniques qu’atroces. Mais il n’y a hélas là, au fond, pas grand-chose de nouveau. En tout cas, ce ne sont plus des affrontements idéologiques pour une domination universelle. Et, si les ambitions islamistes demeurent une menace, elles sont loin d’être unanimement partagées dans la sphère musulmane.
… et l’avenir ne paraît guère prometteur
Pour prendre un exemple d’un tout autre ordre mais non moins significatif, on entend dire à l’envi que le niveau scolaire baisse et que les profs sont déprimés, parce que leur autorité est contestée non seulement par les gamins qui ne s’intéressent guère à ce qu’on leur enseigne, mais encore dans l’ensemble de "la société", où ils sont mal payés et déconsidérés. Pourtant, je ne suis sans doute pas le seul à me souvenir que, du temps où j’étais écolier et lycéen, nombre de nos maîtres fustigeaient déjà notre nullité et notre incapacité à égaler nos prédécesseurs. Et eux-mêmes avaient dû subir dans leur jeunesse la même rengaine défaitiste.
Là encore, il est vraisemblablement un peu hâtif de parler d’une dégradation perpétuelle. Les programmes changent : le latin et la géométrie n’ont plus l’importance d’autrefois, et on n’étudie plus l’anglais en commentant Shakespeare en français après l’avoir traduit. D’autre part, les comparaisons entre nations ne sont pas forcément significatives : il est clair que les performances en mathématiques des jeunes de Macao (ancienne colonie portugaise en Chine, toujours en haut dans les classements internationaux, car ayant conservé une autonomie élitiste pour ses 680.000 résidents) sont sans peine bien meilleures que ceux de grands pays avec des dizaines, voire des centaines de millions d’habitants.
Si l’info tient lieu de culture
Si d’ailleurs les professeurs chez nous se sentent déclassés, c’est parce que la "culture" à laquelle ils sont chargés de donner accès est devenue pour une large part étrangère au reste de la population. Pour être plus précis : s’il y a pénurie d’enseignants (même si la plupart ne se découragent nullement et pleurnichent encore moins), c’est parce que "la société" elle-même ne sait plus trop ce qu’elle veut transmettre aux nouvelles générations. Il n’y a plus de consensus au moins tacite sur des références enracinant des "valeurs", tandis que l’État-providence continue d’assurer des protections jugées insuffisantes quoique sans précédent.
Alors que l’information n’a jamais été aussi abondante et efficace, les messages et les images répercutés de sorte que nul n’y échappe sont les plus sensationnels, c’est-à-dire ceux qui suscitent des émotions immédiates en tout genre, de l’angoisse à l’horreur en passant par tout ce qui peut fasciner et réduire à une passivité hébétée et impuissante. C’est au détriment de la mémoire et du recul critique qu’une éducation a justement pour but de développer.
S’il ne reste qu’à "profiter" tant qu’on peut…
Catastrophes et polémiques envahissent ainsi le paysage. Le reflet du monde qui se dessine dans les médias (Internet et réseaux sociaux en plus de la presse professionnelle) constitue un donné concret qui, bien que fragmentaire et déformé, occulte en s’y substituant la vérité bien plus vaste et complexe dont il est censé résumer l’essentiel. Cette interminable série de clichés violents s’avère, au fil du temps, ne mener nulle part, sinon à un chaos croissant et irréversible. Il y a là de quoi inspirer du pessimisme, sans parler du dérèglement climatique qui menace les équilibres écologiques de la planète et la survie de l’espèce humaine. Celle-ci est du coup déclarée non plus supérieure aux autres, mais la plus nuisible de toutes : verdict des successeurs de ceux qui jadis promettaient aux "bourgeois" la juste punition de "la Révolution".
C’est ce que confirment l’effondrement démographique et le refus d’enfants dans les pays "riches". Pourtant, moins paradoxalement qu’on pourrait le supposer, tout cela ne pousse pas à un fatalisme résigné, ni à une solidarité plus intense et plus responsable face aux dangers communs, mais renforce un individualisme où l’on peut voir la persistance d’une certaine vitalité biologique. La plupart de nos contemporains se disent en effet qu’en attendant le désastre annihilateur (ou, à défaut, leur propre disparition dans quelque néant), il n’y a qu’à "profiter". La popularité de ce verbe, utilisé sans complément d’objet, est assez remarquable : la jouissance est une priorité, et peu importe de quoi — à chacun de le déterminer comme il peut —, car c’est le meilleur moyen de refouler le tracassin qui imbibe tout l’environnement.
Pour vivre vraiment, et pas seulement survivre
C’est ici que les chrétiens se distinguent. Non parce qu’ils seraient optimistes, ni par simple idéalisme altruiste, ni à l’inverse pour réprouver ce monde pris de folie suicidaire. Certes, ils savent que la création est bonne et qu’il a été promis à Noé qu’il n’y aurait pas de nouveau Déluge. Ils savent encore que le Fils de Dieu est venu partager et assumer la condition humaine jusqu’à la mort sans lui laisser le dernier mot. Mais ils savent également que l’Histoire n’est pas achevée, que le Mal n’a pas désarmé, et que le Progrès ne suffira jamais à instaurer la paix dont rêvent les âmes les plus généreuses (et sans doute aussi les plus ambitieuses).
Ces vérités de foi sont loin d’être universellement acceptées. Elles produisent cependant une intelligence de la plénitude de la vie qui peut éclairer la conscience humaine et même faire entrevoir la dynamique qui les sous-tend. C’est que vivre vraiment, ce n’est pas s’approprier pour consommer, car cette existence-là, qui consiste à obtenir puis préserver des acquis soumis à l’érosion du temps, a forcément une fin. S’inscrire dans l’être, c’est plutôt se recevoir comme un donné, en s’offrant à son tour pour avoir part à une énergie féconde qui se renouvelle d’elle-même en se transmettant. C’est le ressort (si l’on ose dire) de la Trinité, de la Création, de l’Incarnation du Fils, de sa Passion et de sa Résurrection, du don de l’Esprit, de l’amour du prochain… Ce qui distingue les chrétiens n’est pas des croyances ni des observances, mais la grâce de vivre sans peur ni mépris. Et leur plus sérieux défi est de ne pas le laisser ignorer.
