La douceur a mauvaise presse en notre monde. De tout temps, l’homme a préféré la puissance et la brutalité. Seuls quelques êtres d’exception ont témoigné de l’inverse, ceci à la suite du Christ qui s’était révélé ainsi : "Je suis doux et humble de cœur" (Mt 11, 29). Les saints imitent cette voie, si impopulaire. Sans doute une confusion courante s’est-elle immiscée en beaucoup d’esprits, celle qui regarde la douceur comme de la mollesse. Voilà pourquoi, parmi toutes les qualités exigées ou espérées d’un chef ou d’un responsable politique, la douceur n’apparaît pas dans la liste. Cependant, de façon impromptue et quasi miraculeuse, de temps en temps, une figure de douceur fait irruption au sein de notre monde qui idolâtre les forts. Telle fut par exemple l’impression immédiate reçue lors de l’apparition de Léon XIV à la loggia de Saint-Pierre.
Cette douceur sans faiblesse
Nulle faiblesse n’est pourtant à soupçonner derrière cette douceur qui n’est pas un masque mais le reflet de la vie intérieure. Des hommes de feu et de caractère ne sont pas privés de cette vertu qui les porte au contraire à être fermes dans la foi et dans leur devoir d’état. Cela fait penser au bœuf, placide en apparence mais solide comme un roc et capable de s’ancrer sur place, aussi têtu que son frère l’âne. Ce n’est pas par hasard s’il accompagne les premiers vagissements du Sauveur dans la crèche que nous aimons dresser à chaque Noël. Sa nonchalance et sa patience dans la rumination, ses yeux et ses naseaux humides suffisent à nous rassurer et à insuffler en nous cette douceur qui irradie du Nouveau-Né.
Un autre bœuf, le "bœuf muet", saint Thomas d’Aquin, nous laisse un témoignage identique. Ses camarades d’université le surnommèrent ainsi, par dérision, mais leur ironie se retourne contre eux car ils reconnaissaient ainsi la douceur de cet homme discret et un peu taciturne, tout entier tourné vers la prière et vers l’étude. Le Docteur angélique avait mis en pratique ce que chante saint Paul, cet autre doux rempli du zèle de l’Évangile :
"La charité est patiente, elle est bonne ; la charité n'est pas envieuse, la charité n'est point inconsidérée, elle ne s'enfle point d'orgueil ; elle ne fait rien d'inconvenant, elle ne cherche point son intérêt, elle ne s'irrite point, elle ne tient pas compte du mal ; elle ne prend pas plaisir à l’injustice, mais elle se réjouit de la vérité ; elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout" (1Co 13, 4-7).
La douceur sociale
Cette charité, dans les relations de la vie sociale, revêt une forme particulière qui est la bénignité, la douceur. Il y a bien longtemps, Charles Trenet interprétait Douce France, cher pays de mon enfance. Si le pays était doux, il l’était non point par ses paysages, sa culture et sa cuisine, mais par les mœurs de ses habitants, non point que tous fussent parfaits mais parce qu’était, au moins supposée, une harmonie sociale plus forte que la diversité légitime. Cette douceur était un reste de l’héritage chrétien qui avait peu à peu façonné des peuples rudes et transformé des barbares, non point en agneaux, mais en loups qui savaient se tenir dans la meute. Déjà, dans l’Ancien Testament, est racontée la geste de Dieu qui, avec bien du mal, essaie d’adoucir le peuple qu’Il a choisi, peuple à la nuque raide. Dans ce creuset, surgira le Messie, le Fils de Dieu qui vaincra par sa douceur, sans pour autant prêcher la médiocrité et la mollesse. Si le Christ s’est comparé à une poule désireuse de rassembler ses poussins, Il le fit en pleurant sur Jérusalem qui allait Le trahit et disparaître peu après : "Jérusalem, Jérusalem, qui tue les prophètes et lapide ceux qui te sont envoyés ! Que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu !" (Mt 23, 37.)
La poule est l’image même de la douceur qui s’oppose à la brutalité de ceux qui ne réagissent que par la force. Contrairement à d’autres volatiles, elle n’a pas besoin de construire un nid pour abriter ses petits. Elle est par elle-même la maison qui abrite, qui réchauffe, qui rassure en enveloppant sa progéniture sous ses ailes, en se dilatant jusqu’à en perdre sa forme première. Cette douce chaleur qu’elle procure à ses poussins est à l’imitation du soin apporté par Dieu envers toutes ses créatures. Il se gonfle à la dimension de sa Création. Cet abri emplumé de la poule sent la tendresse et la force. Le poussin se sent hors d’atteinte du croc du renard ou de la belette.
La douceur reprend sans rudesse
De même, tout petit d’homme fait d’abord l’expérience de la douceur lorsqu’il se forme dans le ventre de sa mère et ensuite lorsqu’il repose contre son sein qui l’allaite. C’est la fureur des hommes qui vient troubler cette douceur avant la naissance ou tandis que la mère essaie de protéger son enfant. Cette expérience primordiale, à l’image de la douceur de Dieu, laisse en chacun des traces, y compris en celui qui décide de ne plus vivre que de violence et de terreur. Notre monde se meurt de ne plus laisser de place à la véritable douceur qui permet aux êtres de vivre dans l’harmonie, dans une paix qui n’est pas simplement absence de conflit extérieur.
La douceur n’est point le laisser-aller car elle est capable de reprendre et de corriger ce qui est tordu, mais elle procède toujours sans arrogance, sans rudesse, sans imposer sa force mais en développant son présupposé favorable. La douceur intègre la violence qui s’oppose à elle, elle n’y répond pas et la transforme en la désarmant. Ainsi est-il dit de la vie de saint Thomas d’Aquin par les bollandistes :
"Ce Docteur était admirable de bénignité, tout suave en paroles et libéral en ses actes, montrant à tous quel esprit habitait son âme, et s'épanchait sur ses lèvres en une incomparable douceur. À voir le tour de sa conversation, on pouvait lire la sainteté de son intérieur. […] Estimant l'innocence et les dons naturels des autres à l'égal, au-dessus même, de ses propres qualités, Thomas croyait difficilement aux défauts du prochain. Toutefois, s'il était constant que la faiblesse humaine eût amené quelque chute, il pleurait la faute, comme s'il l'eût commise. Jamais il ne contrista personne par une parole d'emportement ou de mépris" (VII. 699).
Le patron de la douceur
Un des saints toujours présenté comme le patron de la douceur, saint François de Sales, fut un homme qui avait surmonté son tempérament colérique et cassant. Jamais il ne démissionna face à son devoir d’apôtre, proclamant la vérité face aux égarés, aux pécheurs, aux hérétiques, mais sa manière de faire ne fut jamais cassante et méchante, d’où l’admiration et le respect qu’il obtint de ses ennemis les plus farouches. Il disait que rien n'est aussi fort que la douceur. Rien n'est aussi doux que la force véritable. Et encore, conseillant un jeune homme : "Je vous recommande la douce et sincère courtoisie, qui n’offense personne, et oblige tout le monde ; qui cherche plus l’amour que l’honneur, qui ne raille jamais aux dépens de personne, qui ne recule personne." Puisse cette douceur régir nos mœurs personnelles et communautaires. Elle est la marque du Christ sur cette terre.

