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La figure du Christ au pays des Mamelouks

Épître de Paul, Damas

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Pierre Téqui - publié le 26/06/25
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L’exposition "Mamlouks 1250-1517" du Louvre témoigne d’une présence chrétienne fragile et obstinée en terre d’islam. On y découvre aussi, remarque l’historien de l’art Pierre Téqui, la puissance du christianisme à transformer ce que l’islam avait façonné.

Cette semaine, j’ai visité l’exposition que le Louvre consacre aux Mamelouks, cette dynastie musulmane d’Égypte qui régna sur Le Caire et la Syrie entre 1250 et 1517. C’est une très belle et foisonnante exposition conçue par Souraya Noujaïm et Carine Juvin. La scénographie est sobre, les objets soigneusement éclairés, les projections très ajustées. Bref : c’est une exposition du Louvre.

On ajoutera que cette exposition dédiée à une dynastie musulmane a le mérite rare d’inscrire la pluralité chrétienne dans l’histoire islamique de l’Égypte. Et cela est fait avec intelligence et sans exotisme. On découvre au fil des salles un monde où les arts, les cultes, les savoirs, les manuscrits, les métiers et les figures circulent d’un bord à l’autre de la Méditerranée, en tissant des liens plus complexes que ce que l’on imagine.

Une mosaïque de populations

Mais commençons d’abord par le sujet. De quoi s’agit-il ? Qui sont ces Mamelouks ? Le "règne d’esclaves-soldats", pour reprendre le titre de l’essai que signe Julien Loiseau dans le catalogue. Les Mamelouks sont d’anciens esclaves turcs ou circassiens formés au métier des armes qui devinrent peu à peu les maîtres de l’Égypte et du Bilâd al-Châm (la Grande Syrie). Leurs victoires contre les Mongols et les croisés leur confèrent une légitimité religieuse dans le monde musulman. Pourtant, malgré leur islam fervent, ces sultans militaires ne gouvernent pas un empire homogène. Comme le rappelle Camille Rouxpetel dans le catalogue, la société mamlouke est une mosaïque de populations, où subsistent de puissantes communautés chrétiennes : coptes en Égypte, melkites et Éthiopiens à Jérusalem, Arméniens, Géorgiens, franciscains latins…

Une société stratifiée, instable, parfois violente, où les relations entre les Églises chrétiennes et le pouvoir islamique passent par des formes complexes d’allégeance, d’arbitrage, de discrimination, de coexistence. Et pourtant, malgré les conversions, les taxes et les humiliations, les copistes coptes n’ont jamais cessé d’écrire, les moines d’évangéliser, les artisans de bâtir, les fidèles de prier.

Bibles en terre d’islam

C’est là le plus beau : dans une civilisation dominée par le Coran, on trouve des Bibles. Des manuscrits copiés en arabe, décorés avec une inventivité lumineuse, enluminés avec autant d’ardeur que les Évangiles d’Occident. On découvre ainsi, dans l’une des vitrines les plus discrètes, les manuscrits du moine Thomas ibn al-Safi, dit le "fils du joaillier". Ce moine copte débuta sa carrière en Égypte avant d’aller travailler à Damas dans les années 1320 – 1340. Il réalisa plusieurs Épîtres et Actes des Apôtres enluminés, somptueux dans leur scriptio plena de couleurs et de marges animées. Venu de la prestigieuse Bodleian Library d’Oxford, on découvre un livre rassemblant les épîtres de Paul daté de 1342. C’est un manuscrit rédigé en arabe à l’encre, aux pigments et à l’or sur du papier. Les frontispices et colophons enluminés y sont somptueux. Il a été copié pour un riche marchand, sans doute copte, dénommé Juri Umada. Par la suite Thomas ibn al-Safi fut nommé évêque d'Assiout (sud de l'Égypte) autour des années 1350. Cet exemplaire magnifique démontre comment l’Orient chrétien, en terre d’islam, a porté ses propres fruits.

Mais que de leçons pour nous autres catholiques, qui avons tant négligé la culture du livre depuis le concile Vatican II ! Ironie tragique : alors même que l’Église reconnaît la centralité de la Parole dans la liturgie, elle relègue ses lectionnaires et évangéliaires dans des éditions imprimées sans soin, sans reliure, sans ferveur. En voyant ces Corans monumentaux, ces épîtres arabes patiemment enluminées, on se prend à rêver de grands livres de la Parole de Dieu, dignes d’être portés, lus, vénérés — comme des objets d’art et de foi.

Une foi minoritaire, fragile et obstinée

La figure du Christ, quant à elle, ne disparaît pas dans cette Égypte islamisée. Fidèles à la figuration, les chrétiens coptes continuent de représenter l’Ascension du Seigneur, la Déposition de Croix, des saints, des apôtres. Dans les boiseries, sur les portes des églises, sur les coupes et les céramiques, on reconnaît des croix, des auréoles, des gestes familiers. La Vierge Marie, les scènes évangéliques, les figures hiératiques de la tradition orientale trouvent place dans les marges d’un empire musulman. L’art copte, enraciné dans l’invention du monachisme, persiste à travers les siècles, tantôt persécuté, tantôt protégé, toujours fécond.

Il y a là un miracle, fragile et obstiné. Celui d’une foi minoritaire qui ne se laisse pas effacer. D’une communauté chrétienne qui apprend à vivre dans une terre d’islam sans se renier, en trouvant dans la pauvreté et la fidélité une manière d’être Église. De cette Église d’Égypte qui, depuis les temps apostoliques, n’a jamais cessé d’exister — et qui nous rappelle, à nous chrétiens d’Occident, qu’une tradition peut être faite de communion mais aussi de fidélité.

Panneau de porte, église Al-Mu'allaqah.

Le célèbre baptistère de saint Louis

Enfin, au terme de l’exposition, le visiteur découvre l’un des objets les plus fascinants du Louvre : le célèbre baptistère de saint Louis. Ce chef-d’œuvre de métal incrusté, signé du maître Muhammad ibn al-Zayn, fut sans doute fabriqué au Caire dans les années 1330. Scènes de chasse, figures mameloukes, symboles islamiques et lions affrontés y composent une iconographie somptueuse. Et pourtant, ce bassin islamique, venu d’un monde sans baptême, devint un baptistère — celui de Louis XIII en 1606, à la Sainte-Chapelle de Vincennes. 

C’est un objet islamique mais un usage chrétien ; une beauté profane mais au service d’une sacralité liturgique. Et ce n’était pas un cas isolé. On trouvait dans les trésors des églises médiévales quantité d’objets venus d’Orient, parfois même d’origine islamique : coupes en cristal de roche, tissus brodés, ivoires sculptés, céramiques aux motifs géométriques ou floraux. Ces pièces, souvent rapportées des croisades ou échangées dans les circuits du grand commerce méditerranéen, étaient recontextualisées dans la liturgie chrétienne. Un calice pouvait naître d’un vase musulman, un reliquaire d’un coffret byzantin, un parement d’autel d’un textile persan. Il ne s’agissait pas d’un simple détournement, mais d’un acte de foi dans la capacité du christianisme à assumer et à transfigurer la beauté venue d’ailleurs. 

Baptistère de saint Louis.

Sanctifier une œuvre païenne

Il y a là plus qu’une anecdote : un geste théologique. Baptiser un prince de France dans une vasque sans croix, c’était poser un acte de foi. Foi dans la puissance du rite, foi dans la capacité du christianisme à accueillir, transformer, consacrer. C’est une relecture, une conversion de l’objet, sans trahison de sa beauté. À l’âge baroque, on croyait encore que la beauté païenne pouvait annoncer le Christ, comme une étoile annonce l’aube. Dans un monde rongé par les crispations identitaires, ce baptistère nous rappelle qu’il fut un temps où l’on pouvait consacrer au Christ ce que l’islam avait façonné. Qu’il n’était pas blasphématoire de sanctifier un métal païen, si sa forme appelait la lumière. Il y a là un esprit de liberté, d’universalité, de transfiguration. 

Et si les quelques objets de cette exposition — parmi des centaines d’autres — étaient une invitation à redécouvrir cela ? À retrouver le goût du beau, du livre, de l’enluminure, du mystère chrétien au sein des sociétés plurielles ? À nous souvenir que le christianisme a toujours su survivre, y compris dans l’adversité, par l’intelligence, la prière et la création ?

Pratique

Mamlouks, 1250-1517 ", exposition au musée de Louvre, 30 avril-28 juillet 2025.
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