Tout le monde chérit la liberté intérieure. Tout le monde y aspire. Mais encore faut-il savoir ce que ce terme recouvre, quelle réalité il désigne. Un des moyens de cerner la notion de "liberté intérieure" est d’identifier ce qui y fait obstacle. Qu’est-ce qui nous empêche d’être libres intérieurement (en faisant ici abstraction des aspects politique et social de la question) ? Quel verrou intérieur nous barre la voie vers ce Graal ?
L’âge des "victimes"
Parmi les nombreuses explications que l’on peut trouver, une est plus redoutable que les autres parce qu’elle se pare d’atours moraux. Il s’agit de la conviction profonde que nourrit l’individu postmoderne d’être une victime. Victime de la prédestination sociale, des traumas familiaux de la prime enfance, de sa singularité (sexuelle, ethnique, religieuse), de l’histoire impérialiste pour les descendants des peuples anciennement colonisés, du patriarcat : la liste est longue. Et cette conviction victimaire, que certains exploitent cyniquement dans leurs visées politiques, est renforcée par l’idéologie woke pour qui l’humanité se partage entre dominants et dominés.
Pourquoi cette obsession victimaire est-elle préjudiciable à la liberté intérieure ? Le danger avec cette vision du monde qui partage la société entre méchants dominants et innocents dominés, c’est que notre pensée ne fonctionne plus qu’à travers le prisme de l’état de victime. L’individu est alors persuadé qu’il est un perpétuel "dominé", et donc incapable de devenir libre autrement qu’en adhérant aux thèses délirantes du wokisme. De son côté, cette idéologie nous intime l’ordre de nous "réveiller" (c’est le sens du mot "woke") pour ouvrir les yeux sur l’influence malfaisante des "méchants" qui nous assujettiraient sans que nous y prenions garde. Toutes les dimensions de notre être sont concernées par ce délire : la psychologie, les marqueurs sociaux, la politique, la sexualité, la famille et jusqu’à la religion. Des structures inconscientes nous manipuleraient à tous les niveaux en perpétuant un système d’inégalités "systémiques", c’est-à-dire durables et systématiques. Sous l’angle psychologique, par exemple, la "victime" est incapable de penser autrement que d’après les schémas mentaux véhiculés par l’idéologie dominante. Si bien que toute la vie intérieure de la soi-disant "victime" se résume en une immense aliénation envers une pensée qui lui est imposée de l’extérieur par les structures oppressives.
L’idéologie victimaire occulte la lumière divine en nous
Pareille conception de la vie intérieure n’est pas propice à libérer les forces libératrices de l’esprit. Car pour devenir libre, il est nécessaire de s’extraire dans un premier temps de nos pesanteurs matérielles et psychologiques afin, dans un second temps, de rejoindre la lumière de la transcendance qui vit en nous et qui signale la présence de Dieu au plus profond de notre esprit. Or, l’idéologie victimaire interdit la réalisation de ces deux opérations. En effet, en arrimant nos esprits aux problématiques sociétales et politiques, non seulement elle fait l’impasse sur l’aspiration à la transcendance inscrite dans le cœur et l’esprit de l’homme, mais de plus elle dénigre cette aspiration comme une ruse des dominants pour perpétuer l’aliénation des dominés.
L’individu qui adhère à cette croyance a tôt fait de reporter son manque de liberté sur un bouc émissaire et de se défausser de la sorte de ses responsabilités dans ce domaine.
Réduire systématiquement la vie intérieure à des problématiques politiques ou sociétales aboutit à minorer, voire à discréditer, la dimension religieuse et spirituelle de l’homme en quête d’une réalité qui le dépasse et que les chrétiens (mais ils ne sont pas les seuls) appellent Dieu. Pour l’idéologie victimaire, l’homme, finalement, est un être amputé de son aspiration à l’infini. De plus, l’individu qui adhère à cette croyance a tôt fait de reporter son manque de liberté sur un bouc émissaire et de se défausser de la sorte de ses responsabilités dans ce domaine.
Seule la quête de l’infini nous libère
À rebours de cette idéologie, seule la transcendance nous rend effectivement libres car, par elle, notre âme s’élève et accède à la contemplation de réalités qui nous dépassent. Loin de déprécier le monde d’ici-bas, ces réalités transcendantes le transfigurent au contraire en nous faisant découvrir en lui, dans les replis les plus charnels de nos existences, une lumière et un amour qui ne sont pas de ce monde et avec lesquels l’homme peut donner toute sa mesure d’être spirituel créé à l’image et ressemblance de Dieu. Pour les chrétiens, cette liberté se fonde plus fondamentalement sur notre qualité de fils de Dieu par laquelle nous sommes libres de circuler dans la maison du Père, c’est-à-dire dans la maison de Dieu, comme le dit explicitement Jésus dans l’évangile de saint Jean (Jn 8, 33-34). La filiation divine est ainsi synonyme de liberté car nous ne sommes plus serviteurs d’un maître mais ses enfants et donc propriétaires de ses biens, libres d’en disposer à notre guise pourvu que nous le fassions avec amour. "Aime et fais ce que tu veux" disait saint Augustin ("Ama et fac quod vis", Commentaire de la première lettre de saint Jean, 7, 8).
Certes, il ne s’agit pas de minorer toutes les libérations terrestres que poursuivent la connaissance, la politique et les combats pour la justice. Cependant, il existe une liberté plus essentielle à laquelle seules l’intériorité, la quête spirituelle et la foi nous permettent d’accéder. C’est dans cette direction que l’homme est appelé à chercher la racine de sa véritable vocation. Cette quête de la transcendance le conduira à l’épanouissement de sa nature et, plus encore, à la découverte de réalités divines qu’il ne soupçonne pas mais qui feront sa joie et le rendront libre dans des proportions qu’il a peine à imaginer tant qu’il n’en a pas fait l’expérience. C’est en Dieu que sa liberté prendra toute sa mesure et non dans la traque épuisante et insensée, en lui comme autour de lui, des vestiges des "structures de domination". La foi fait de l’homme un adulte responsable qui cherche la liberté à la bonne adresse au lieu d’accuser les autres de la lui avoir volée.










