Depuis 2015, l’Europe est confrontée à une importante crise migratoire. En 2024, près de 997.000 personnes ont demandé l’asile dans l’Union européenne, dont 912.000 pour la première fois, selon les données d'Eurostat. Ils sont Syriens, Afghans, Maliens, Bangladais, Érythréens... Les principaux pays qui enregistrent les demandes sont d’abord l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie puis la France, qui a recensé 131.000 demandes d’asile en 2024. Depuis 2016, les montagnes du Briançonnais sont une des portes d’entrée des migrants en France. Ils sont entre 3.000 et 4.000 à passer chaque année par les cols de Montgenèvre et de l’Échelle, privilégiant la haute montagne aux routes du sud (Menton, Vintimille) ou du nord (Modane, tunnel de Fréjus) davantage surveillées.
Alors que le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, fait de la lutte contre l'immigration illégale un axe majeur de son action, Mgr Xavier Malle, évêque de Gap et Embrun, vient de publier un ouvrage intitulé Ces exilés qui passent par nos montagnes (Éditions Emmanuel) dans lequel il livre son témoignage et explique les raisons de son engagement aux côtés des migrants et des associations solidaires qui œuvrent pour les accueillir dignement.
Aleteia : Curé à L’Ile-Bouchard, en Touraine, vous n’étiez pas confronté à la question des migrants. Vous étiez même plutôt favorable à des mesures de fermeté. Vous arrivez dans le diocèse de Gap en 2017, en tant qu’évêque, et rapidement, vous soutenez les associations qui se mobilisent auprès des migrants. Quel a été le déclic ? Comment votre perception de la question migratoire a-t-elle évolué ?
Mgr Xavier Malle : Il y a eu plusieurs choses. Tout d’abord, la confrontation avec la réalité. Quand j’étais curé d’une paroisse rurale, je ne me doutais pas de la réalité des choses. Mais un mois à peine après mon ordination comme évêque, un prêtre m’appelle pour me demander l’autorisation d’ouvrir un presbytère pour accueillir de jeunes migrants africains arrivés en ville. La réalité des exilés venait d’entrer dans ma vie de jeune évêque. Ensuite, il y a eu la rencontre avec les personnes, à hauteur de visage. J’en ai accueilli à plusieurs reprises à l’évêché, des jeunes qui ne sont pas des terroristes en puissance et qui n’ont qu’une envie, c’est d’aller à l’école et de travailler. Et enfin, la poussée du Pape François. J’entendais ses paroles sur les migrants, un jour, il avait demandé à chaque paroisse d’accueillir un migrant. En Touraine, ce n’était pas évident ! Mais j’avais cela en tête. Les Rencontres Méditerranéennes à Marseille ont été très importantes pour moi. Les différents discours qui ont été prononcés offrent un ensemble de textes qui m’ont permis de réfléchir au phénomène migratoire. Soit on refuse de regarder la réalité et elle explose à la figure, soit on la surévalue et on devient le jouet de ses peurs, soit on détourne la tête comme si elle n’existait pas mais alors on y perd notre dignité humaine, soit on regarde la réalité telle qu’elle est ! Et cette réalité est particulièrement présente dans les Hautes-Alpes.
Vous évoquez la peur. Effectivement, pour certains de nos contemporains, les migrants représentent un danger, au regard de plusieurs crimes commis par des personnes sous obligation de quitter le territoire français (OQTF). Cette crainte pour la sécurité n’est-elle pas suffisante pour restreindre les migrations ?
S’il y a bien quelques cas qui existent, cela ne concerne qu’une infime minorité d’exilés. En réalité, traiter humainement ceux qui arrivent, et qui viennent de toute façon, est la meilleure chose à faire pour limiter les dangers pour la société. S’il n’y avait pas, à Gap et à Briançon, les associations solidaires, les exilés auraient dormi dans les cages d’escalier, ils auraient volé pour se nourrir, là il y aurait un problème de sécurité publique. En multipliant, comme actuellement, le nombre d’OQTF, on augmente le malheur des gens, on augmente la clandestinité, on augmente les trafics, et on augmente l’insécurité au lieu de les intégrer. On leur demande d’avoir travaillé pour justifier d’un droit au séjour mais ils n’ont pas le droit de travailler, c’est incohérent ! D’autres pays les mettent au travail et s’ils travaillent, on leur donne une carte de séjour, c’est la juste solution.

En France, le ministre de l’Intérieur entend lutter contre l'immigration clandestine en renforçant les contrôles aux frontières, en interpellant, comme récemment, les migrants dans les bus et dans les gares… Est-ce une bonne solution selon vous ?
Non. Que va-t-il faire des personnes interpellées ? Remplir les prisons ? Elles sont surchargées. Il ne va pas pouvoir les renvoyer dans leur pays. Il s’agit de politique politicienne. Comme évêque, je ne suis pas là pour apporter des solutions. J’ai une voix qui doit porter sur la dignité des êtres humains et de notre propre dignité à nous, en tant que chrétiens. J’entends parfois "les migrants mettent notre civilisation en danger". Au contraire, notre civilisation, issue de la culture judéo-chrétienne, patrie des droits de l’homme, est en danger si on ne respecte pas le commandement de l’amour chrétien.
La question migratoire est avant tout une question d’ordre politique. En quoi l’Église, à travers les paroles d’un pape ou les engagements d’un évêque, est-elle légitime pour se positionner sur ce sujet ?
Elle prend sa part, une petite part mais une part indispensable et cruciale. À Briançon, si dès le début il n’y avait pas eu les salles paroissiales pour accueillir les exilés qui n’avaient plus de places dans les refuges, cela aurait été la catastrophe. L’Église prend sa part parmi les autres. Dans sa lettre encyclique Fratelli tutti, le pape François distingue la politique partisane de la dimension politique de l’existence : "les ministres religieux ne doivent certes pas faire de la politique partisane, mais ils ne peuvent pas non plus renoncer à la dimension politique de l’existence". Dans le cas de la question migratoire, personne n’a la solution. La seule solution, c’est d’être chrétien là où Dieu nous a placés. Concrètement, en tant que chrétien, je peux me demander : là où je suis, qu’est-ce que je fais pour accueillir dignement ces personnes ?
Si je défends l’enfant à naître et le vieillard contre la piqûre mortelle, je dois défendre aussi les inhumanités contre les exilés.
Mais leur situation est illégale, du point de vue du droit. Certains chrétiens sont tiraillés entre le principe de fraternité et le respect de la loi. Comment discerner ?
Espérons que, concernant la législation sur les droits des exilés, nous n’ayons pas à recourir à l’objection de conscience ni à la désobéissance civile. Comme le rappelle Mgr Aveline dans la préface de mon livre, ne perdons pas de vue les deux principes anthropologiques fondamentaux que sont la dignité humaine et l’unité du genre humain. Il s’agit là aussi d’être cohérent. Si je défends l’enfant à naître et le vieillard contre la piqûre mortelle, je dois défendre aussi les inhumanités contre les exilés. Il y a une seule famille humaine.
Premier voyage à Lampedusa, lettre encyclique Fratelli tutti, Rencontres Méditerranéennes de Marseille… Le pape François était très engagé dans la défense des migrants. Pensez-vous que Léon XIV marchera dans les pas de son prédécesseur ?
Léon XIV a été missionnaire dans des pays d’Amérique latine. Or il y a là-bas aussi un phénomène migratoire, de l’Amérique latine à l’Amérique du Nord. Il connaît donc le phénomène à la source, mais aussi à l’arrivée en tant qu’Américain. Il a une connaissance parfaite de la situation donc je serais étonné qu’il ne suive pas les pas de son prédécesseur. Depuis plus de 50 ans, les papes successifs en ont parlé, à commencer par Pie XII et Paul VI, deux pionniers de la sollicitude pour les exilés, avec certes des accents différents selon les situations – après-guerre, il s’agissait des réfugiés des bombardements et des orphelins de guerre – mais derrière, c’est la même charité chrétienne.
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