"Je fais partie de cette génération cobaye, de ce test dans l’éprouvette, de cet essai grandeur nature", assure Baptiste Detombe, diplômé de Sciences Po Bordeaux et de la Sorbonne en philosophie politique et éthique, et auteur d’un essai remarqué, L’Homme démantelé. Comment le numérique consume nos existences (Artège). Il appartient à la première génération immergée depuis le berceau dans le monde numérique. Bien plus qu’un témoignage, il livre une réflexion approfondie, et glaçante, sur les mutations observées depuis l’avènement de l’ère numérique : défaite de la pensée, narcissisme, illusion du lien social, perte de la transmission, recherche d’approbation constante…
Baptiste Detombe ose employer le mot : "sacrifice". Sacrifice d'une génération dévorée par l'ogre numérique au profit d’un "Dieu GAFAM". Une génération démantelée, mutilée selon lui. De quoi ? "De souvenirs communs, d’expériences passées, de liens sociaux forts et robustes, d’une certaine intériorité, d’un rapport aisé à l’altérité." Le but du jeune essayiste ? Réveiller les consciences endormies pour surmonter ce bouleversement anthropologique. Récemment converti – il a reçu le baptême à Pâques 2023 – Baptiste Detombe voit dans la politisation du numérique et dans le christianisme deux pistes pour rééquilibrer l’usage du téléphone et redonner à l'homme toute sa plénitude.
Aleteia : Qu’est-ce qui, en premier lieu, vous a fait réagir à l’imprégnation du numérique dans nos vies ? Quel est le constat qui a motivé votre réflexion sur l’impact du numérique sur nos existences ?
Baptiste Detombe : Aujourd'hui, l’homme ne peut que faire l’amer constat de la perte d’expérience humaine. Le numérique crée une existence réduite, altérée, vécue en faible définition. Cette existence a moins de valeur car elle est moins expérimentale, les sens sont très peu employés. Cette mutilation, elle était partout autour de moi. Des bouts d’existence altérés par ces yeux rivés sur des écrans. Une existence dont on ne se souvient pas ! Car que retient-on du temps passé sur un écran ? Quasiment rien !
Quand vous parlez de "démantèlement" de l’homme, qu’entendez-vous par là ?
Il y a un démantèlement d’abord sur le plan social, à travers l’appauvrissement du lien social, sa superficialité. Il y a un démantèlement de la pensée, entrecoupée par des notifications incessantes. La pensée n’aime ni être pressée, ni être bousculée. Elle se trouve assaillie par un divertissement numérique qui éloigne l’homme de lui-même et‚ ce faisant‚ l’éloigne de la pensée et du dialogue intérieur. Le démantèlement fait aussi référence à un imaginaire mécanicien. L’homme se confond progressivement avec la machine, il préfère se simplifier, être plus lisse, pour être plus conforme à l’organisation technicienne qui fige notre monde.
Aussi éduqué soit-on, il est très difficile de décrocher quand on est face à des applications telles qu’Instagram ou Facebook.
Selon vous, éduquer aux écrans est une "tâche vaine". Un constat bien amer ! Et qui va à l’encontre du message ambiant de nombreux experts qui invitent au contraire à éduquer les adolescents à l’usage du numérique.
On aura beau pousser l’éducation, l’information, la sensibilisation au numérique, cela ne répondra jamais à l’enjeu. Un enfant face à un écran perdra systématiquement le bras de fer contre les GAFAM. Je ne dis pas que la sensibilisation n’est pas importante, mais il ne faut pas laisser l’illusion à l’individu qu’il pourra gagner le combat contre le numérique. L’industrie du numérique a investi massivement dans des logiciels et des procédés pour rendre leurs applications les plus addictives possible. Le "Persuasive Technology Lab", fondé dans la Silicon Valley, réunit des psychologues et des ingénieurs qui cherchent et trouvent des moyens pour détourner la volonté de l’individu, pour qu’il soit absorbé par l’écran.
Avez-vous en tête des exemples de ce genre de procédés ?
Beaucoup ! Les vidéos de 20 secondes, très courtes et très addictives, les "swipes" (action de balayer son écran) pour réactualiser son fil, le scrolling (faire défiler les contenus) à l’infini… Autant de procédés conçus pour capturer l'attention de l'individu. Il s’agit d’un détournement de la biologie humaine. Et aussi éduqué, informé soit-on, il est très difficile de décrocher quand on est face à des applications telles qu’Instagram ou Facebook parce qu’elles sont faites pour aliéner l'homme.
Vous voyez dans la politisation du numérique un début de solution. Vous soulignez "l’urgence de faire de l’État le maître et possesseur du monde numérique". N’est-ce pas prendre le risque d’une dictature ?
On ne peut pas laisser le numérique à des multinationales privées qui le détournent à des fins de profits capitalistiques qui avilissent l’homme. D’un autre côté, si l’État récupère le numérique et l’accapare, c’est aussi un dangereux moyen de contrôle des masses. C’est pourquoi le mot "politisation" du numérique doit être associé au mot "démocratisation". L’emprise nouvelle de l’État sur le numérique doit s’accompagner d’un contrôle démocratique. Il est nécessaire, en même temps que de récupérer le contrôle du numérique, d’installer des garde-fous. À nous d’inventer ces agences qui pourront contrebalancer la toute-puissance d’un État numérique.

Vous dressez un constat assez glaçant, vous parlez de "générations condamnées", y a-t-il néanmoins des raisons d’espérer ?
Bien sûr ! Tout d’abord le fait qu’il y ait une conscience accrue des conséquences négatives du numérique. Beaucoup reviennent aux téléphones à touches pour se déconnecter progressivement. Il y a aussi actuellement dans le monde une prise de conscience des pouvoirs publics, face à l’effondrement éducatif, aux troubles psychologiques… et une réelle volonté d’agir. J’ai bon espoir que dans les mois, les années à venir, la France soit proactive en la matière et que l’on puisse retrouver un numérique plus équilibré.
Emmanuel Macron s’est prononcé en faveur de l’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans. Est-ce une bonne idée selon vous ?
C’est essentiel, nécessaire, impératif. Parce que la jeunesse est un public fragile, avec un cerveau plastique. Et je regrette que le droit européen soit un frein dans l’ambition de la France. Le décret de 2023 portant la majorité numérique à 15 ans n’est toujours pas entré en vigueur car il dépasse les exigences normatives du Digital Services Act. L’Union Européenne agit comme un frein alors qu’il y a une rupture anthropologique inédite et qu’il faut agir dans les plus brefs délais.
Il est difficile de ne pas vous demander si vous-même avez un téléphone et êtes sur les réseaux !
J’ai tout cela. J’ai beau être informé, il m’arrive de tomber dedans. Mais je prends des précautions pour m’en émanciper en grande partie : mes réseaux sociaux ne sont accessibles que depuis mon ordinateur, donc je ne les ai pas toujours sur moi. Mon téléphone et mes notifications sont presque toujours en silencieux. Mais il existe d’autres moyens pour limiter l’emprise de son téléphone : le mode avion, l’écran en noir et blanc…
Vous avez été baptisé en 2023 et trouvez dans la religion chrétienne un antidote au poison que peut représenter le numérique. Comment le christianisme peut-il être une réponse aux dérives du numérique ?
Nous, Occidentaux, nous ne croyons plus. C’est ici que le bât blesse : nous acceptons, nous concevons, mais nous ne croyons pas. La croyance, il nous appartient de la réhabiliter pour de nouveau dire stop au malléable, dire stop au numérique. À ce titre, la religion est la seule à pouvoir assurer non seulement un lien social puissant‚ mais aussi des idées stables et inaltérables. La religion donne les clés de la réalisation personnelle. La religion chrétienne, en tant que religion de l’incarnation, offre une réponse intéressante à une société technicienne qui n’existe qu’à travers des médiations numériques. Elle rappelle notamment l’importance du regard, l’importance du cœur, et l’importance du visage dans les interactions humaines.
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