Longtemps l’Église romaine s’opposa à fêter de façon spécifique la Très Sainte Trinité, notamment lorsque la France, au Xe siècle, commença à l’intégrer dans sa liturgie. Le pape Alexandre Ier (+ 1073) déclara, dans une lettre à l’évêque de Terdon : "Ce n’est pas l’usage de Rome de consacrer un jour particulier à honorer la très sainte Trinité, puisqu’à proprement parler elle est honorée chaque jour." Ses successeurs confirmèrent de rejet, avec une même logique. Il fallut attendre Jean XXII, pape français à Avignon, en 1334, pour que cette célébration française fasse enfin partie de la liturgie latine universelle.
Toute fête est un monument
Certes, la Trinité est constamment présente par la prière, les sacrements, le service divin, mais il est bien utile de méditer sur son mystère au moins une fois par an, sinon nous pourrions courir le risque de nous habituer avec indifférence à cette réalité divine qui charpente notre foi. Dans son Année liturgique, dom Guéranger explique ainsi la lenteur et la réticence de l’Église à instituer cette solennité :
"Tous les hommages que la Liturgie rend à Dieu ont pour objet la divine Trinité. Les temps sont à elle comme l’éternité ; elle est le dernier terme de notre religion tout entière. Chaque jour, chaque heure lui appartiennent. Les fêtes instituées en commémoration des mystères de notre salut aboutissent toujours à elle. Celles de la très sainte Vierge et des saints sont autant de moyens qui nous conduisent à la glorification du Seigneur unique en essence et triple en personnes. Quant à l’Office divin du dimanche en particulier, il fournit chaque semaine l’expression spécialement formulée de l’adoration et du service envers ce mystère, fondement de tous les autres et source de toute grâce. On comprend dès lors comment il se fait que l’Église ait tardé si longtemps d’instituer une fête spéciale en l’honneur de la sainte Trinité. La raison ordinaire de l’institution des fêtes manquait ici totalement. Une fête est le monument d’un fait qui s’est accompli dans le temps, et dont il est à propos de perpétuer le souvenir et l’influence : or, de toute éternité, avant toute création, Dieu vit et règne, Père, Fils et Saint-Esprit. Cette institution ne pouvait donc consister qu’à établir sur le Cycle un jour particulier où les chrétiens s’uniraient d’une manière en quelque sorte plus directe dans la glorification solennelle du mystère de l’unité et de la trinité dans une même nature divine."
Le mystère demeure impénétrable
Tout chrétien porte constamment avec lui cette marque trinitaire, depuis son baptême, et à chaque fois qu’il se signe de cette Croix qui l’a sauvé. Cependant, la plupart d’entre nous demeureraient bien cois s’il leur était demandé d’expliquer ce qu’est la Sainte Trinité. Saint Augustin lui-même, bien qu’ayant écrit un traité sur le sujet, en conclut que le mystère était impénétrable et qu’aucun commentaire, aucune étude ne pourraient jamais épuiser les interrogations. Pourtant, la Trinité est l’instrument par excellence de tout apôtre désireux d’évangéliser. Il est rapporté qu’au Ve siècle, saint Patrick chassa les serpents d’Irlande et retourna le cœur de ses habitants en accrochant sans cesse un trèfle à son bâton de moine infatigable. Cette plante, commune et nourrie de la pluie abondante de ces contrées, devint le symbole du pays car allégorie de la Trinité prêchée par le saint évêque. C’est lors d’un sermon au Rock of Cashel, que saint Patrick utilisa pour la première fois le trèfle pour expliquer aux Celtes sceptiques le mystère du Dieu de la Révélation.
En fait, le porte-bonheur ne devrait pas être le trèfle à quatre feuilles — un exemplaire sur dix mille —, mais le simple et ordinaire trèfle à trois feuilles, trinitaire, présent partout comme Dieu Trine l’est dans toute sa Création. Les Hébreux — dès le récit de la Création, puis lors de la visite à Mambré des trois hommes à Abraham —, avaient entrevu les premières touches trinitaires qui deviendront visibles lors de l’Annonciation, puis du baptême de Notre-Seigneur, avant que le dogme ne fût fixé lors du premier concile de Constantinople en 381.
Un bouleversement
Cette révélation progressive, cette compréhension pas à pas montrent à quel point la dimension trinitaire est un bouleversement dans la manière dont Dieu se fait connaître. Aussi n’est-il pas étonnant que, bien souvent, la poésie mystique prenne le pas sur les développements théologiques qui, tôt ou tard, doivent reconnaître leurs limites : la sainte Trinité débordera toujours des cadres humains, nécessaires mais relatifs, qui servent à l’approcher. Jamais elle ne se laissera saisir, mais elle se livre à ceux qui sont amoureux d’elle, comme par exemple sainte Élisabeth de la Trinité s’écriant :
"Ô mon Dieu, Trinité que j’adore,
aidez-moi à m’oublier entièrement
pour m’établir en vous, immobile et paisible
comme si déjà mon âme était dans l’éternité !
Que rien ne puisse troubler ma paix ni me faire sortir de Vous,
ô mon Immuable, mais que chaque minute m’emporte
plus loin dans la profondeur de votre Mystère.
Pacifiez mon âme, faites-en votre ciel,
votre demeure aimée et le lieu de votre repos ;
que je ne vous y laisse jamais seul,
mais que je sois là tout entière,
tout éveillée en ma foi, tout adorante,
toute livrée à votre action créatrice. […]Ô mes Trois, mon Tout, ma Béatitude,
Solitude infinie, Immensité où je me perds,
je me livre à Vous comme une proie ;
ensevelissez-vous en moi,
pour que je m’ensevelisse en Vous, en attendant
d’aller contempler en votre lumière l’abîme de vos grandeurs."(Poèmes)
Image de Dieu en l’homme
Comme la Trinité est une relation d’amour divin, elle soutient tout ce qui, dans le monde, est œuvre d’une véritable charité. Saint Augustin a parlé de cette image de Dieu en l’homme, comme une espèce de Trinité : l’âme, la connaissance que l’âme possède d’elle-même, et l’amour qu’elle a pour elle-même et pour sa propre connaissance (dans le De Trinitate, livre IX).
L’homme moderne, défiant sa dépendance envers Dieu, a voulu remplacer la Trinité par ses propres trinités, formules philosophiques ou politiques qui ne peuvent assouvir sa soif intérieure. Il pense avoir trouvé ce qu’il devrait continuer à chercher, à l’imitation de sainte Catherine de Sienne : "Ô Vous, Trinité éternelle, mer profonde dans laquelle plus je pénètre, plus je vous trouve, et où plus je vous trouve, plus je vous cherche !" (Dialogue de la divine Providence.) Il faut s’y plonger tout entier pour en saisir une infime part de son Être et de son action.
Il ne fera jamais défaut
Le poète lui-même finit par être pris de court et par se taire. Paul Claudel, pourtant prolixe, ayant été inspiré pour tous les autres mystères de la foi, ne rédigea aucun poème sur le sujet. Il avoue : "Cette Trinité que les théologiens ont tant de peine à nous expliquer, quel émerveillement de La vivre, d’écouter ce coup — un un un, ce un qui est moi-même — qu’à des intervalles réguliers et jusqu’aux extrémités de notre personne elle bat !" (La théologie du cœur.) Mieux vaut se contenter de compter et recompter les lobes du trèfle — un, un, un — comme les barbares obtus que nous sommes. Il suffit de se baisser pour le cueillir, il ne fera jamais défaut. Dieu ne l’a pas semé dans la Création par hasard. Il est là pour que notre regard se lève aussitôt vers le Ciel qui nous l’a donné. Bien modeste, le trèfle est un roi.
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