separateurCreated with Sketch.

Un tableau hongrois pour les Béatitudes

Le Sermon sur la montagne (1896). Károly_Ferenczy. Galerie nationale hongroise, Budapest

Le Sermon sur la montagne (1896). Károly_Ferenczy. Galerie nationale hongroise, Budapest

whatsappfacebooktwitter-xemailnative
Pierre Téqui - publié le 12/06/25
whatsappfacebooktwitter-xemailnative
Dans cette chronique rapportée de Budapest, l’historien de l’art Pierre Téqui nous introduit dans une histoire nationale où l’Évangile a profondément enraciné un peuple dans ses racines, notamment grâce à ses peintres au XIXe siècle.

J’essaie d’écrire mes chroniques pour Aleteia en fonction de l’actualité — celle de l’Église ou de l’art ; et aujourd’hui cette chronique sera en lien avec mes vacances à Budapest. Car en ce mois de mai, j’ai eu la chance de passer cinq jours à Budapest, à la découverte de la culture hongroise. J’y ai visité les musées, arpenté les collections nationales, lu ce que je pouvais, et tenté de comprendre ce qu’est "l’art hongrois".

Le Sermon sur la montagne

C’est là, dans une galerie du Musée national, que je suis tombé sur un très beau tableau : Le Sermon sur la montagne, peint en 1896 par Károly Ferenczy. Une grande toile simple, calme et lumineuse, montrant le Christ assis au flanc d’une colline, entouré d’un cercle d’hommes, de femmes, d’enfants, de soldats, de paysans. Des visages familiers, comme venus du XIXe siècle austro-hongrois. Tous écoutent. Tous regardent. Et Jésus, au centre, ne tonne pas, ne désigne personne. Il parle doucement, les mains ouvertes : "Heureux les pauvres de cœur…"

C’est une scène qu’on voit rarement. L’iconographie du Sermon sur la montagne est étonnamment peu développée dans l’histoire de l’art. Elle suppose un Christ enseignant, sans miracle, sans passion, sans foule spectaculaire. Elle suppose aussi une audace : représenter la charte évangélique de la vie chrétienne, le discours même de Jésus sur le sens du Royaume. Or ce tableau, peint par un artiste hongrois encore peu connu en France, réussit cette gageure. Et, comme souvent lorsqu’on est en Hongrie, il raconte aussi une autre histoire : celle d’un art national en train de naître.

Un art sous contrainte, une foi enracinée

Ça a dû être bien compliqué d’être un artiste hongrois au XIXe siècle. C’est frappant de constater combien l’histoire pesait sur leurs épaules. En France, on pense à la liberté : de peindre, d’inventer, d’explorer. Montmartre, Barbizon, l’impressionnisme… Qu’il s’agisse du Salon ou des commandes publiques, ce qu’on demandait à un artiste, c’était d’être lui-même. Monet, Degas, Cabanel — tous pouvaient coexister. Il revenait aux critiques et au public de s’écharper pour désigner l’art de son temps.

Mais ici, à Budapest, l’artiste est investi d’une mission. Dans un pays alors enchâssé dans l’Empire des Habsbourg, sans musée, sans école ni critique, c’est aux peintres qu’on a demandé d’inventer une iconographie nationale et de bâtir l’histoire par le pinceau. Et c’est ce qu’ils ont fait. Des fresques dans les gares, des scènes de genre dans les salons, des tableaux d’histoire dans les académies. Ils ont fondé des écoles, des salons, des colonies d’artistes.

Une École, une colline, un Sermon

L’école de peinture de Nagybánya (Baia Mare), fondée en 1896, incarne cette volonté. On y peint en plein air, à la lumière, en puisant dans la vie paysanne et les Évangiles. C’est là que Károly Ferenczy, l’un des fondateurs du mouvement, compose Le Sermon sur la montagne — véritable tableau-manifeste du renouveau spirituel et pictural.

Au sein de cette œuvre, Károly Ferenczy a cherché à représenter la foi et le peuple, ensemble. La scène se déroule sur un coteau : Jésus parle doucement, entouré non de disciples orientaux, mais d’un peuple local. L’un est en armure, l’autre en blouse, un autre en redingote — des figures du XIXe siècle, comme pour dire que l’Évangile s’adresse à toutes les époques. Ce n’est pas la Terre sainte, c’est la Hongrie. Et pourtant c’est bien le Christ, et ce sont bien les Béatitudes.

Ce qui frappe, c’est l’absence d’effet. La composition est ouverte, dépouillée. Le Christ est vu de dos ou de trois quarts, les gestes sont sobres, le regard des autres est tourné vers lui — et, par un subtil dispositif, aussi vers le spectateur. Nous sommes, nous aussi, invités à entrer dans ce cercle.

Trois tableaux, une Bible

Le Sermon sur la montagne n’est pas le seul tableau biblique de Ferenczy. Deux autres œuvres majeures l’accompagnent dans les collections nationales : Joseph vendu par ses frères (1900), qui évoque le drame de la jalousie fraternelle, et Le Sacrifice d’Abraham (1901), dans une tension apaisée. Là encore, Ferenczy choisit des moments charnières de l’histoire du salut : le pardon, l’obéissance, l’espérance.

Mais à chaque fois, il le fait à sa manière : sans effets dramatiques, sans éclat narratif. Avec une lumière intérieure, une tendresse retenue, une foi incarnée. Ses figures ne sont pas héroïques, elles sont humaines. Et c’est peut-être ce qui touche le plus.

Un art, un peuple, une Église

Lors de son dernier voyage à Budapest, en avril 2023, le pape François, s’adressant aux intellectuels et artistes, rappelait que la culture est "un fleuve vivant" — un fleuve qui "désaltère l’esprit, irrigue l’âme, fait croître la société". Il soulignait combien la foi, dans les pays d’Europe centrale, s’était toujours mêlée à la culture, à la terre, à la langue, à la beauté : "Vous êtes une nation cultivée et croyante. L’Évangile ne vous a pas éloignés de vos racines, mais vous y a profondément enracinés."

Cette remarque pourrait servir de légende à l’œuvre de Ferenczy. Car ce tableau, né d’une école hongroise, d’un peuple particulier, d’un contexte précis, n’est pas un tableau nationaliste. Il est profondément universel. C’est un tableau de l’Évangile, c’est-à-dire de ce que l’humanité a reçu de plus pur et de plus exigeant : le discours du Christ à ceux qui cherchent la paix, la justice, la consolation.

Heureux les humbles

La beauté de l’art chrétien réside souvent dans sa capacité à faire de l’Évangile une chose intime, familière, immédiate. Le Sermon sur la montagne de Károly Ferenczy en est un exemple rare. Il ne nous enseigne pas. Il nous inclut. Il nous montre que le message du Christ n’est pas un cri pour les foules, mais une parole pour chacun et à chaque époque.

Vous avez aimé cet article et souhaitez en savoir plus ?

Recevez Aleteia chaque jour dans votre boite e−mail, c’est gratuit !

Vous aimez le contenu de Aleteia ?

Aidez-nous à couvrir les frais de production des articles que vous lisez, et soutenez la mission d’Aleteia !

Grâce à la déduction fiscale, vous pouvez soutenir le premier site internet catholique au monde tout en réduisant vos impôts. Profitez-en !

(avec déduction fiscale)