Selon la volonté de l’archevêque de Paris, Mgr Laurent Ulrich, la période de réouverture de Notre-Dame de Paris s’est étendue sur six mois, jusqu’à la Pentecôte, ce 8 juin. Cependant, pour ce qui est de la musique, dont la responsabilité incombe à l’association Musique sacrée à Notre-Dame de Paris, la saison se poursuit mais connaît un point d’orgue ce 12 juin avec la création d’un Te Deum composé par Thierry Escaich, devenu en décembre organiste titulaire de la cathédrale et qu’Aleteia a rencontré. Improvisateur et concertiste internationalement reconnu, né en 1965, il s’est aidé pour cette commande exceptionnelle de la poétesse Nathalie Nabert pour écrire un texte sur lequel vient se greffer la musique. Chœur, orchestre et orgue – Thierry Escaich sera lui-même à la tribune – interpréteront un morceau dont le texte est inspiré de grandes œuvres littéraires, par Hugo et Péguy. Une "dramaturgie" pensée autour de quatre mouvements et qui met à l’honneur l’instrument le plus connu de Paris. Rencontre avec celui qui, avant la création de son œuvre, n’a "pas le temps d’être pris par la peur".
Aleteia : Votre vie a-t-elle changé depuis votre arrivée à Notre-Dame en décembre ?
Thierry Escaich : Je ne dirais pas cela, mais plutôt que j’ai vécu ma nomination en tant qu’organiste titulaire de la cathédrale comme une sorte d’aboutissement, une sorte de crescendo qui vient après une longue expérience d’accompagnement des messes. J’ai commencé à 7 ou 8 ans, j’ai été longtemps à Saint-Ignace (Paris VIe, N.D.L.R.) puis Saint-Étienne-du-Mont (Paris Ve, N.D.L.R.) et il y a donc une forme de continuité. Ma mission est la même à Notre-Dame, mais ce qui est fabuleux est que l’orgue a le temps de s’exprimer. Mon véritable métier est d’improviser, et j’ai ici le temps de jouer, de faire de vrais "commentaires" après la communion…
Je suis vraiment à Notre-Dame pour le plaisir d’improviser, d’introduire et d’accompagner les offices.
À quoi ressemble le métier d’organiste dans ce cadre si particulier ?
Mon activité est surtout le week-end : je suis de service une fois par mois, du samedi au vendredi et j’accompagne la liturgie : vêpres du samedi, deux messes le dimanche matin, vêpres et messe du dimanche soir. Voilà pour le service "minimum". Il y a aussi les célébrations qui sortent de l’ordinaire, prévues comme les ordinations, ou imprévues, par exemple le mois dernier avec la mort du pape François. Je suis vraiment à Notre-Dame pour le plaisir d’improviser, d’introduire et d’accompagner les offices, et cet accompagnement est déjà une fin en soi lorsque l’on est titulaire, même si je suis aussi compositeurs, concertiste… Il n’empêche, je suis plus fatigué après une journée "liturgique" qu’après un concert !
Qu’est-ce qui fait de l’orgue de la cathédrale un instrument à part ?
Peut-être vais-je vous étonner, mais je n’ai pas accepté de venir à Notre-Dame pour l’orgue… ce qui m’intéresse est davantage ma fonction, ce que je peux en faire. Cet instrument a une capacité orchestrale très impressionnante, des jeux de très grande qualité et en très grande quantité : on peut créer un petit orchestre, c’est fascinant ! Cela dit, même si j’avais à Saint-Étienne-du-Mont un peu moins de capacités de renouvellement, il y avait en revanche une plus grande connexion avec les fidèles car l’orgue avait, en proportion de l’église, davantage de présence. À Notre-Dame je suis plus loin, le lien avec l’assemblée n’est pas le même. C’est comme un autre travail.
J’ai beaucoup réfléchi pour comprendre ce qu’était un Te Deum. Et j’ai eu un peu peur car c’est en fait un grand texte de louange, presque quelque chose de linéaire.
Quelle a été votre réaction quand on vous a demandé d’écrire un Te Deum ?
Musique Sacrée à Notre-Dame, qui organise le programme musical, m’a contacté pour me commander ce Te Deum il y a environ deux ans. Ma réaction ? J’ai beaucoup réfléchi pour comprendre ce qu’était un Te Deum. Et j’ai eu un peu peur car c’est en fait un grand texte de louange, presque quelque chose de linéaire : faire une louange aussi longue ce n’est pas facile ! Alors j’ai parlé avec Mgr Ulrich, avec le philosophe Fabrice Hadjadj, et j’ai été aidé par Nathalie Nabert, une poétesse contemporaine inspirante.

Comment s’y prend-on ? Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
Pour éviter la linéarité, nous avons imaginé une dramaturgie en quatre mouvements. Le premier, "Nuit de feu", en référence à l’expérience mystique de Blaise Pascal et à l’incendie, est une sorte de fournaise qui introduit au deuxième mouvement, qui fait sortir du feu dévorant grâce à l’exemple de la grande louange des trois enfants dans le livre de Daniel. Le troisième moment, "Vaisseau marial", est nourri des références au passé de Notre-Dame et évoque sainte Geneviève, saint Louis, Victor Hugo, le bienheureux Frédéric Ozanam, les conférences de Carême… Enfin, quatrième et ultime mouvement, "La Flamme percera", hymne à l’espérance à l’école de Charles Péguy auquel cette expression est empruntée. Ainsi va-t-on du feu qui brûle à celui ne brûle pas avec des sujets qui collent à l’objet d’un Te Deum.
Vous citez des auteurs et des textes littéraires… et la musique ?
La seule véritable référence musicale sera le thème grégorien du Te Deum, qui sont les premières notes de ma composition. Jusqu’à la fin il y aura ce thème grégorien, en crescendo. Dans mon travail, c’est davantage la force des textes qui m’inspire. La musique, c’est à moi de la faire. Évidemment, la partition fait penser à Messiaen, à Stravinsky, mais ce ne sont pas des références directes, plutôt une influence sur mon travail, dans lequel je fais une sorte de synthèse.
Comment vous sentez-vous à quelques heures de la création de votre œuvre ?
À vrai dire, comme j’écris beaucoup, je suis toujours en train de faire quelque chose. Cette semaine, je vais surtout être pris par la réalisation, les répétitions, les ajustements. Je n’ai en quelque sorte pas le temps d’être pris par la peur. Désormais, mon but est que les gens qui viennent entendent quelque chose d’accessible, que tous les problèmes techniques soient réglés pour jouer dans les meilleures conditions. En fait, je ne réalise même pas, d’autant que je serai aussi présent comme organiste. Quand on est compositeur, on entend tout dans une dimension parfaite. Tant que ce n’est pas joué, aucun travail n’est fait : pour le moment dans ma tête j’entends la mélodie, mais à Notre-Dame il est difficile de savoir comment passent les choses, les couleurs des différents moments.
Quel est votre plus grand désir pour ce moment exceptionnel ?
Qu’il n’y ait pas uniquement du son, mais aussi de la signification : j’aimerais quand même qu’on comprenne les vers de Victor Hugo et de Péguy.