En passant à deux pas de l’église normande où, pendant l’été, ma grand-mère m’emmenait le dimanche matin quand j’étais seul avec elle, avant et après les vacances de mes parents, je repense à la messe de cette époque-là. Et je me demande si la vieille dame, qui restait marquée par deux terribles guerres, serait affectée par les changements survenus depuis dans "le culte".
Missels
D’abord, elle n’aurait pas à se lever de bonne heure ni à attendre de rentrer chez elle pour prendre son petit déjeuner. Ensuite, elle n’aurait pas à se coiffer d’un chapeau (avec une voilette) et à prendre des gants en plus de son sac en vérifiant qu’elle avait bien de la petite monnaie pour elle et pour moi à la quête, ni à se munir de son gros missel encore épaissi par les innombrables cartes de prières et de mémentos de baptême, de communion solennelle ou de défunt qui restaient glissées entre les feuillets. J’avais droit à un volume plus petit, relié en cuir beige, doré sur tranche, avec quelques images en couleurs de scènes de la vie de Jésus, que je reconnaissais pour le voir représenté un peu partout dans l’église.
Mais ces livres servaient surtout à se donner une contenance sans se faire remarquer, car rares étaient ceux qui, autour de nous, tournaient les pages. Une fois installée à "sa" place, avec "son" prie-Dieu (tout à gauche, avec une assez bonne vue latérale sur l’autel), ma grand-mère n’ouvrait jamais son "paroissien" (comme elle l’appelait) et ne m’incitait pas à me servir de mon mini-missel. J’aurais d’ailleurs eu scrupule à m’y plonger : j’aurais eu l’air de m’isoler. Et je n’étais pas tenté, car j’avais saisi, en le feuilletant dès qu’on m’en avait équipé, que ce n’était pas un bouquin ordinaire, qu’on commence à la première page, après quoi il n’y a plus qu’à suivre. Je ne savais donc pas par quel bout le prendre et personne ne me disait rien.
À l’autel tout au fond
Pas davantage d’explications ni de consignes pendant la célébration : il suffisait de se lever, se rasseoir, faire le signe de croix, se mettre à genoux, se taper mollement du poing contre la poitrine, baisser la tête au moment où l’ordonnait la clochette d’un enfant de chœur — tout cela en même temps que nos voisins. Il y avait des chants, accompagnés à l’harmonium, la plupart en latin (ou en grec : Kyrie…, mais je ne le savais pas encore), chaque dimanche les mêmes, sur les mêmes airs devenus inoubliables (j’ai appris plus tard que c’était ceux de la "Messe des anges"). Certains fidèles seulement donnaient de la voix. Les autres remuaient les lèvres ou semblaient patienter d’assez bonne grâce ou rester perdus dans une rêverie.
Il y avait un peu de spectacle devant l’autel tout au fond. Le célébrant dialoguait à voix basse avec les gamins en soutane rouge et surplis à leur taille qui s’activaient autour de lui. On ne voyait pas ce qu’il fabriquait, sauf qu’il changeait parfois son gros bouquin de côté, et il se retournait vers nous de temps à autre pour dire quelques mots inaudibles. Le sermon était un intermède un peu redouté, parce qu’une fois en chaire, sur un côté au milieu de la nef, en face du banc d’œuvre où siégeaient des notables, le prêtre parlait longuement, en français, et il n’y avait plus que lui à regarder et écouter jusqu’à ce qu’il s’arrête. Je me demandais ce qu’était le péché contre lequel il nous mettait en garde et si les peines de l’enfer sont vraiment si terribles. Mais je comprenais que tout irait bien si l’on était sage et suivait les bons conseils de l’Église.
Élévations et prosternations
Un sommet d’intensité était atteint peu après, lorsque l’officiant, revenu à l’autel, prenait en mains, après diverses manipulations, un petit disque blanc puis une grande coupe dorée, sur lesquels il se penchait pour prononcer dans un souffle des paroles qu’on entendait à peine. Il soulevait ensuite l’un après l’autre ces objets au-dessus de sa tête, sans se retourner, avant de fléchir le genou devant ce qu’il avait lui-même accompli. Pendant ce temps-là, tous dans l’assistance étaient prosternés, n’osant apparemment pas regarder trop longtemps. La clochette semblait rappeler à l’ordre ceux qui ne levaient ou ne baissaient pas la tête quand il fallait.
Après cela, la distribution de petits disques blancs venus de l’autel, semblables à celui que le célébrant avait montré, mais moins grands, signifiait qu’on approchait de la fin. Quelques-uns seulement des fidèles (et ma grand-mère uniquement quand, comme elle m’en prévenait, elle était allée la veille "à confesse") allaient s’agenouiller à la barrière (que bizarrement, me disais-je, elle appelait "table de communion") qui séparait le chœur de la nef. Et ces braves gens tiraient la langue pour recevoir leur part, tandis qu’un enfant de chœur tendait sous leur menton un plateau argenté qui devait parer à toute éventuelle maladresse et s’avérait inutile.
Jusqu’au dimanche suivant
Celles et ceux qui, après cela, revenaient à leur place demeuraient de longues minutes sur leur prie-Dieu en silence, les mains jointes sur les yeux, tandis que d’autres commençaient à partir. C’était souvent les mêmes qui étaient déjà arrivés plus ou moins en retard. Le prêtre faisait un peu de vaisselle et de ménage, et récitait encore quelques prières en latin. Et on terminait sur un ou deux cantiques en français, mariaux et/ou patriotiques.
Et puis on ne parlait plus de tout ça jusqu’au dimanche suivant — à part (de temps à autre) des demandes (inesquivables) de M. le curé pour "ses œuvres". Ma grand-mère s’assurait tout de même, en m’interrogeant, que j’avais bien dit, tout seul, mes prières (identiques) du matin et du soir : un Pater et un Ave, connus par cœur pour les avoir entendus réciter mécaniquement à l’heure de mon coucher. Le catéchisme, commencé un peu après, n’a que très progressivement et indirectement éclairé l’expérience première de présence passive et même dépassée à la messe : il a fallu passer par l’existence de Dieu, la Trinité, la mission et la vie de Jésus, l’Église…, pour n’arriver que vers la fin à l’Eucharistie, nichée dans la série des sacrements.
La foi du charbonnier
Les choses ont changé. On dira que c’est dû à la réforme liturgique de Vatican II. Mais la messe demeure peu compréhensible pour celui ou celle qui, quel que soit son âge, n’a pas été instruit dans la foi. Ce qui a disparu — ou du moins n’est plus un modèle — c’est la religiosité sans "états d’âme" ni déballages de ma grand-mère. Elle semblait se contenter d’une piété purement formelle, sans expression d’émotions intimes perçues dans l’introspection et aiguisées dans leur partage. Il serait abusif d’en déduire qu’elle n’avait aucun rapport personnel et sincère avec Dieu le Père, le Christ, le Saint-Esprit, la Vierge Marie, ses saints préférés et "ses" défunts. Sa fidélité à "ses devoirs" était simplement un témoignage sans discours.
Serait-elle désorientée par les célébrations eucharistiques d’aujourd’hui ? Je ne le crois pas. Finalement, la liturgie lui importait peu : ce que l’Église, comme elle seule pouvait le faire, lui apportait de la part du bon Dieu lui suffisait tel que c’était, parce que tout cela, qu’elle ne maîtrisait pas et jugeait encore moins, précédait et nourrissait ses attentes. C’était sans doute ce qu’on appelle "la foi du charbonnier". Elle s’attire de nos jours quelque condescendance. Elle a pourtant deux mérites. L’un est de n’être pas élitiste. L’autre est de se laisser porter par ce qu’elle reçoit à l’église sans chercher à le prédéterminer ni à se l’approprier.