"Sono un po’furbo." Lorsqu’il répond aux questions de la revue jésuite, au début de son pontificat, en 2013, le pape François donne le ton. Ceux qui feignent d’ignorer l’italien reprennent à l’envie cette formule tant l’homonymie de ce terme, furbo, avec le français "fourbe" est tentante. Comme pour les autres langues latines, il ne suffit pas de corriger le "o" ou le "a" final pour en trouver sa traduction dans la langue de Molière. Car furbo, en italien, signifie "rusé" en la nôtre.
Un pape qui bousculait
Depuis sa mort, François est volontiers qualifié d’autoritaire voire d’autocrate tout en prenant soin, pour ses accusateurs, d’envelopper ces reproches dans de pieuses paroles afin de garder sauve l’apparente estime dont ils savent devoir entourer le successeur de saint Pierre, quel qu’il puisse être. L’exercice est périlleux d’autant que la plupart de ces biographes, journalistes, ont passé avec lui bien des heures de vol à l’interroger, blaguer, lui sourire, guetter un geste de reconnaissance ou d’amitié immortalisé sur une photo dont ils ornent leurs salons. Le défunt pape s’est beaucoup raconté, confié, sur son enfance, sa vocation, sa vie jésuite. Il a eu surtout l’intelligence politique de poser des gestes de manière anodine tout en sachant parfaitement le poids de ceux-ci. Du désormais fameux "qui suis-je pour juger ?" à sa dernière sortie dans la basilique vaticane en poncho et pantalon de toile noire, assis dans un banal fauteuil roulant, comme dans le choix de "ramener" avec lui des camps de réfugiés des migrants musulmans et chrétiens : autant d’invitations à nous laisser bousculer dans nos idées toutes faites sur la justice et la vérité qui peuvent, sans que nous nous en rendions toujours compte, déraper de l’absolu évangélique.
François puisait à la source
Ses mises en garde aux prêtres, évêques et cardinaux ont été souvent confondues avec des reproches, voire des attaques ad hominem. Ni plus ni moins, me semble-t-il, que celles de Jésus dans l’Évangile concernant les prêtres du temple et les scribes et pharisiens. Le drame de ces derniers ayant été de ne pas comprendre que derrière ces paroles, dures car vraies, ce n’étaient pas leurs personnes qui étaient attaquées, mais des attitudes spirituelles et humaines qu’ils avaient le devoir de convertir s’ils voulaient être fidèles à la mission reçue. François regardait l’Église à partir des pauvres, de tous les pauvres, de ceux qui s’estimaient repoussés, inaudibles, intouchables pour toutes sortes de raisons. Et il nous renvoyait leurs regards pour nous interroger : "Et toi, que fais-tu ?"
On l’a dit colérique, irritable. L’homme avait son caractère et d’ailleurs, qui n’en n’a pas ? Il était pécheur, pour sûr, et certainement pas infaillible. Renonçant aux couronnes symboliques du pouvoir et aux attributs des puissances mondaines, il fâchait aussi en nous ce qui y demeure attaché. Certains l’auraient voulu, sur le plan international, un soutien de l’Occident qui s’identifie orgueilleusement à une foi qu’il a apostasié depuis belle lurette. Il a choisi de ne se rendre dans des pays en guerre que lorsqu’il y était question de rivalités attisées par les religions (Centrafrique ou Irak par exemple). Chacun de nous aurait eu bien des conseils à lui prodiguer et, à l’heure où l’Internet nous donne de croire que notre avis en vaut bien un autre, nous aurions apprécié qu’ils les suivent ! Las, il n’en fut rien, Jorge-Mario Bergoglio puisait à la source l’inspiration qu’il recherchait, se méfiant des états d’âme et des pressions. Quitte à se tromper aussi.
Poursuivre son œuvre
Au soir de sa mort, je repensais à la parabole de l’enfant prodigue : finalement, nous qui avions tant de raisons de râler, n’étions-nous pas dans la peau de ce fils aîné qui supporte si mal les bras ouverts de leur père à son cadet qu’il ne voit plus, et qui lui sont ouverts à lui aussi ?
En ce temps de Pentecôte où nos églises semblent vibrer d’une Espérance inattendue, le meilleur service que nous puissions nous rendre mutuellement, et rendre ainsi à l’Église, ne serait-il pas de prier pour que l’Esprit qui a désigné au dernier conclave un nouvel évêque pour Rome et un nouveau pape pour le peuple de Dieu, puisse poursuivre en lui son œuvre ? Comme il le fait dans le cœur de tous les baptisés, afin de nous faire avancer ensemble, chacun selon la mission reçue, dans la joie salvatrice d’être ces serviteurs quelconques appelés à porter au monde une Présence qui les dépasse en tout point.