Dix-neuf mille pèlerins. Oui. 19.000. C’est bien le chiffre annoncé par les dirigeants de Notre-Dame de Chrétienté qui organise le pèlerinage "traditionaliste" de Paris à Chartres pour le week-end de la Pentecôte. Cela dépasse donc largement le Frat et le Pèlerinage national à Lourdes, seuls rassemblements qui pourraient lui être comparés (6 à 12.000 fidèles, non marcheurs). C’est dire l’importance, à l’échelle du catholicisme français, de ce qu’il représente. C’est dire aussi combien il peut être difficile pour les évêques de constater qu’une organisation laïque, autonome et en relation tendue avec eux est capable de mobiliser bien plus que ce qu’ils sont capables de faire. C’est dire enfin que, à l’aune d’un calcul avantage-coût, réussir à s’entendre avec Notre-Dame de Chrétienté serait fort bénéfique à l’Église de France.
Le refus de l’unité liturgique
Mais, c’est bien connu, une telle opération n’est pas de celles qui, officiellement, ont leur place en matière pastorale. Car, dit-on, ce sont des questions de fond, des questions de foi, qui sont en jeu dans tout cela. L’approche socio-historique aurait bien des choses à dire à ce sujet, et c’est bien d’ailleurs ce qu’elle va faire. En effet, ces "questions de fond", en matière ecclésiologique, se ramènent à deux thèmes, le refus de l’unité liturgique et la création d’une Église parallèle, qu’on peut déconstruire.
L’argument du refus de l’unité liturgique a pesé lourd dans la promulgation de Traditionis custodes (2021), le motu proprio de François qui a fort drastiquement limité la possibilité de célébrer dans ce que Benoît XVI avait appelé en 2009 la "forme extraordinaire du rite romain", sans expliquer ce qui fondait la coexistence de deux formes historiques du même rite. En effet, alors que Benoît XVI avait envisagé par cette mesure favoriser un rapprochement tendanciel entre traditionalistes et non-traditionalistes, cela est resté plutôt superficiel. Il a aussi été observé, spécialement aux États-Unis si les informations sont exactes, une tendance de groupes traditionalistes à accentuer la critique de Vatican II. Quant à la "convergence des deux rites", elle n’a pas eu lieu, si ce n’est, ponctuellement, que certains prêtres ont tendu à une partielle "tridentinisation" dans la célébration du rite de 1969. À vrai dire, est-ce étonnant ? Personne ne s’est en effet jamais soucié de savoir ce que pourrait produire concrètement cette "convergence à terme". On a surtout évoqué des évolutions possibles du rite de 1962 : un enrichissement du lectionnaire, l’introduction de nouveaux saints, de nouvelles préfaces. Et puis basta.
Une telle convergence était-elle possible ?
En fait, les défenseurs du rite de 1969, même les plus ouverts à celui de 1962, ont surtout envisagé un alignement progressif de la forme extraordinaire sur la forme ordinaire. De leur côté, les partisans du vetus ordo se sont bien gardés d’envisager que le rite de 1962 avait déjà connu des évolutions entre 1962 et 1969, au moins formelles (lectures en langue vulgaire, par exemple), sans que cela suscite d’hostilité particulière, et n’ont jamais vraiment envisagé que la constitution de Vatican II sur la liturgie Sacrosanctum concilium puisse les concerner vraiment. Ils n’ont jamais non plus jugé qu’une reformatio ou instauratio de la liturgie visant à nettoyer le rite romain de la "crasse du temps" (comme disait Pie X en réformant le bréviaire en 1913) puisse aboutir à des changements significatifs sans que cela signifiât nécessairement un basculement dans l’hérésie ou le modernisme.
Mais une telle convergence était-elle vraiment possible à court terme ? Lorsqu’une dispute liturgique dure depuis cinquante ans, il ne faut pas être grand clerc pour penser qu’il faudra quand même un temps certain afin que s’apaisent les choses et que puisse être envisagée une reprise dépassionnée de ce qui a suscité la querelle, la rupture, la violence. Et il n’est pas sûr que les catholiques soient vraiment prêts à laisser du temps au temps, ni à renoncer à leur obsession unitaire aboutissant à une uniformatisation formelle pourtant pleine de variantes.
Le fonctionnement en "ecclésioles" autonomes
C’est pourquoi la mise en cause de la création d’une Église parallèle, d’ecclésioles sans vrais liens avec la vie paroissiale ou diocésaine "normale", n’est pas sans laisser l’observateur historien quelque peu persifleur. D’abord parce que le fonctionnement en silos du catholicisme est une réalité depuis la fin du XIXe siècle pour le moins. D’abord, les déplacements de population liés à la Révolution industrielle ont abouti à la création, pour les minorités linguistiques d’origines immigrées, d’ecclésioles autonomes disposant plus ou moins de leur propre pastorale plutôt mal articulée aux autres réalités diocésaines et paroissiales. En sus, la massive mobilisation des catholiques pour rechristianiser la société qui s’est alors concrétisée a abouti de facto à une dissociation. D’un côté, il y a les credenti, le fidèle tout-venant, le pratiquant irrégulier, le paroissien d’occasion, le praticien des rites de passage, qui ne demandent à l’Église que le service public de la religion et n’entend pas lui donner autre chose qu’une forme de déférence extérieure. De l’autre, il y a les perfecti, ceux qui s’engagent dans les associations pieuses, les groupes militants, les organismes offensifs, pour lesquels se développe toute une pastorale finalement peu paroissiale, de réunions, messes, congrès, dont les credenti sont quasiment absents — et une pastorale présentée peu à peu comme un dispositif d’élite, exonéré des règles du tout-venant.
Une unité de façade
La réalité a donc été et demeure celle d’expériences religieuses différenciées, aboutissant au mieux à une unité de façade lorsque les itinéraires, ponctuellement, se croisaient, en certaines cérémonies. La chose ne posait pas de difficultés tant que la surface sociale du catholicisme était telle qu’on pouvait accepter l’expression de la diversité, ou que la pastorale ne se fantasmait pas comme pastorale d’ensemble visant la conquête en s’appuyant préférentiellement sur les ecclésioles des perfecti. Mais elle devient difficile lorsque les credenti s’évanouissent quasiment, ne laissant plus que des perfecti en quantité toujours plus réduite et d’un âge toujours plus canonique, qu’il faut constituer en bloc uniformisé pour avoir l’impression que la machine à produire de l’intensité catholique fonctionne encore.
In fine, une analyse un peu cynique établirait sans trop de peine que déplorer la non-intégration des ecclésioles traditionalistes aux dispositifs diocésains ne sert souvent qu’à masquer qu’on ne s’est jamais véritablement soucié de les faire participer ou de les articuler à ce qui demeure de la vie paroissiale ou diocésaine — combien d’évêques, de vicaires généraux et épiscopaux ou de curés les ont-ils visitées ou rencontrées de manière régulière ? Et celles-ci, au moins en leurs instances cléricales et en un certain nombre de leurs leaders laïcs, ont peu envisagé que de quelconques relations pussent se tisser, tant ils ne se soucient guère de savoir si leur rhétorique de la chrétienté a un rapport effectif avec la réalité sociale de la France contemporaine en terme d’application et de débouchés concrets, tant ils se pensent et se vivent comme des perfecti appelés à remodeler à terme l’Église en redressant les gauchissements de Vatican II, et tant ils se font des illusions sur l’homogénéité de ce qu’ils pensent comme leurs troupes (alors que s’y entremêlent des héritiers transmetteurs, des participants de durée variable, des itinérants picorant, des biritualistes sans complexe, des utilisateurs ponctuels).
Aucune conséquence
Que conclure de toutes ces déconstructions historiques si ce n’est qu’elles n’auront aucune conséquence ? Car, pour que le contraire se produisît, il faudrait accepter qu’un regard extérieur et décalé puisse être plus heuristique qu’une approche immédiatement théologico-pastoralo-canonique. Et ça, dans le catholicisme, cela reste fort difficile à admettre.