À 65 ans, Clara Gaymard incarne l’image d’une femme entrepreneure libre, audacieuse et profondément inspirante. Diplômée de Sciences Po et de l’Ena, elle commence dans la haute fonction publique avant de faire une entrée remarquée dans le monde des affaires en devenant présidente de General Electric France. En 2015, elle co-fonde avec Gonzague de Blignières, Raise, une société d’investissement qui conjugue rentabilité et générosité, en reversant 50% de ses profits à une fondation pour l’entrepreneuriat.
Fille du professeur Jérôme Lejeune, Clara Gaymard est la femme d'Hervé Gaymard, ancien ministre. Mère de neuf enfants, elle a toujours réussi à placer sa famille au cœur de ses choix, sans pour autant renoncer à ses ambitions professionnelles. En avril dernier, elle a transmis, avec son associé, les rênes opérationnelles de l’entreprise Raise, tout en continuant de porter haut les convictions qui l’animent : la bienveillance, la confiance, l’attention à l’autre, et une foi chrétienne. Rencontre avec une "Wonder Woman" des temps modernes, qui ne s’est jamais imaginée là où elle est actuellement mais qui est convaincue que dans la vie, il faut "toujours essayer, toujours se mettre en chantier car c’est la clé du bonheur".
Aleteia : Aujourd'hui vous transmettez Raise. Que retenez-vous de ces douze années d'aventures ?
Clara Gaymard : On transmet la gouvernance opérationnelle, mais on reste propriétaires en grande partie et au Conseil de surveillance. C’est une transmission douce et on la fait car Raise a atteint une certaine maturité, nous avons notre âge et surtout, nous avons une équipe qui a envie d’avancer. Raise est une entreprise particulière car c’est une entreprise à mission, on donne 50% de ce que nous gagnons à une fondation pour l'entrepreneuriat qui finance des associations. On a la parité, on mesure l'impact de tout ce qu’on fait et on essaye d’être innovants pour le bien commun. Raise est un ovni dans le monde de la finance. Nous avons voulu démontrer que le partage de la réussite favorise la réussite. On est très heureux de voir que l’équipe qui nous suit est très engagée sur les mêmes valeurs que nous.
Raison d’être, bienveillance, transformation… Ce sont de belles valeurs qui sont en général inculquées au sein d’une famille mais vous avez réussi à les appliquer dans le monde de l'entreprise.
Raise est un peu une famille ! C’est plus facile de le faire quand vous créez votre propre entreprise. Vous pouvez mettre ces raisons d’être comme la façon de fonctionner. Chez nous, la parité et le partage de la réussite étaient présents dès le début de la création. Notre fierté, c’est d’avoir démontré qu’une entreprise qui place ces valeurs au cœur de sa stratégie réussit aussi bien, sinon mieux, que les autres. Au fond, c’était le but : démontrer que la générosité est un moteur économique, qu’on peut gagner tout en étant généreux. On a réussi, la preuve on a démarré à zéro il y a douze ans et aujourd’hui, on gère deux milliards d'euros. C’est parce que nous étions différents que les entreprises nous ont choisis comme investisseurs ou ont décidé d’investir chez nous. On a créé tout un écosystème vertueux qui est fondé sur la générosité et le partage. Si on venait à le supprimer, le cercle vertueux ne fonctionnerait plus.
La force du talent féminin dans l’organisation de la vie donne des compétences très utiles pour la vie professionnelle.
Pensez-vous qu’il existe une "manière féminine" d’entreprendre ?
Je pense de façon très profonde, parce que je l’ai expérimenté moi-même, quand vous avez des responsabilités personnelles, que vous êtes mère de famille, que vous avez des enfants en bas âge… vous apprenez sur le tas des règles de management. Vous anticipez les activités de vos enfants, vous parlez à vos enfants et vous savez lire derrière ce qu’ils disent, en période de crise ou de maladie, vous savez rester zen tout comme un chef d’entreprise qui doit savoir garder ses nerfs et être calme lorsque le bateau tangue. Le fait d’être en première ligne à la fois à la tête d’une entreprise et à la maison développe des qualités aussi dans la gestion du temps. On place l’humain au cœur de tout. La force du talent féminin dans l’organisation de la vie donne des compétences très utiles pour la vie professionnelle.
Au-delà des clichés sur la mère active, comment décririez-vous la manière dont votre couple a construit un équilibre permettant à chacun de s’épanouir dans sa vie professionnelle et familiale ?
Nous n’avons pas du tout eu de rivalités. Nous sommes partis ensemble au Caire, chacun à des postes dans l’administration. J’ai continué dans le privé, lui dans la politique. Au fond, ce qui prime, c’est le respect de ce qui est important pour l’autre, pour son épanouissement personnel. À partir du moment où vous mettez le couple et la famille au cœur du sujet, que vous considérez que c’est ça le plus important et que vous voulez que votre conjoint soit heureux, je ne suis pas sûre que les décisions soient si difficiles à prendre.
Votre carrière, votre famille… Vous les aviez planifiées ou rêvées ainsi ?
Non, je n’ai jamais su ce que je voulais faire quand je serais grande, d’ailleurs, je ne sais pas encore ce que je vais faire demain. J’avais trois piliers dans ma vie : ma famille, apprendre et respirer le monde (pouvoir voyager). Je voulais aussi travailler avec des gens que je respecte. Mais je n’aurais jamais pensé diriger un groupe américain, monter ma propre entreprise… Si je n’avais pas rencontré Gonzague, je ne l’aurais pas fait. Raise est notre réalisation commune. La vie est toujours beaucoup plus grande que ce qu’on imagine. Vous pensez aux opportunités que vous rêvez d’avoir et vous ne les avez pas et puis il y a une porte qui s’ouvre et vous amène beaucoup plus loin.
Aujourd’hui de nombreuses femmes sont tiraillées entre carrière, famille et attentes sociales. Quels conseils pourriez-vous leur donner ?
On est souvent freiné par le regard des autres. Je me souviens qu’une de mes nounous m’a avoué un jour qu’elle avait répondu à mon annonce parce qu’elle pensait que mes enfants étaient abandonnés. J’avais sept enfants à l’époque, j’attendais mon huitième et je travaillais. Bien sûr, elle s’est rendu compte par la suite que ce n’était pas vrai, j’étais très présente pour mes enfants mais ça montre à quel point il y a des clichés ancrés.
La vie est toujours beaucoup plus grande que ce qu’on imagine.
Je voulais avoir une famille nombreuse et travailler. Je ne me suis jamais demandé si j’en étais capable, je me disais que j’en avais envie, donc je vais le faire. Les hommes le font, pourquoi les femmes ne le feraient pas. Je comprends les femmes qui veulent s’arrêter, mais moi, je n’en avais pas envie. Ce sont des choix personnels. Je n’ai pas cherché à être une Wonder Woman, j’ai juste cherché à faire ce qui m’animait. Je dirais donc aux femmes de s'écouter et de ne pas se préoccuper du regard des autres. Il y a plein de croyances militantes mais au fond, ce qu’on nous demande, si on est un enfant de Dieu, c’est de donner le meilleur de soi-même et non de cocher les cases de la bienséance.
Votre foi influence-t-elle votre manière de travailler et d’exercer le leadership en entreprise ?
J’espère. Ça peut se vivre dans la manière d’être, d'écouter, d’être disponible, de faire confiance, d’en appeler à l’Esprit saint, de se dire qu’on est un instrument et que nous ne sommes pas les maîtres du jeu. Les valeurs de Raise sont d’ailleurs profondément chrétiennes en soi.
Y a-t-il un saint qui vous inspire ?
Mon père, Jérôme Lejeune, qui est désormais vénérable. Je lui parle beaucoup, il me conseille, ma mère aussi. Et puis, saint François d’Assise. Il m’inspire beaucoup. Il était très proche de la nature, j’aime aussi sa simplicité. Et sainte Thérèse d’Avila aussi car c’est une bâtisseuse.
Une phrase ou un dicton qui invite au bonheur ?
Je me souviens d’un mot de Jacques Brel dans l'émission Radioscopie avec Jacques Chancel où à la fin de l’émission il est interrogé sur son idéal dans la vie. Et il répond : "essayer". Je pense qu’il faut toujours essayer, toujours se mettre en chantier, c’est la clé du bonheur. C’est ce que disait Winston Churchill : le succès, c'est d'aller d'échec en échec sans perdre son enthousiasme. Notre mission sur terre, c’est d'apprendre à aimer, donc il faut essayer tout le temps : apprendre à aimer et essayer.
