Dans le flot continu des nouvelles bientôt éclipsées par les suivantes, on n’aura guère prêté attention à la disparition, le 21 mai dernier, d’Alasdair MacIntyre, presque centenaire. C’était un philosophe écossais né en 1929, installé aux États-Unis à l’âge de 40 ans, rendu célèbre en 1981 par un livre intitulé Après la vertu (un best-seller international, constamment réédité) et reçu dans l’Église catholique romaine en 1983. Le personnage est par bien des côtés surprenant, et son héritage n’a probablement pas encore été pleinement exploité.
Un itinéraire atypique
Le premier abord n’est pas banal, avec un prénom gaélique rare et un patronyme qu’un non-anglophone a du mal à prononcer (la transcription donne quelque chose comme "Maquine Tailleur"). Sa carrière n’a pas été classique, car il n’a pas soutenu de thèse (mais il a reçu des doctorats honoris causa à foison) et il a enseigné dans quantité d’universités différentes avant de se fixer à Notre Dame (Indiana). Apprécié de ses pairs comme de ses étudiants, il a présidé la prestigieuse Société américaine de philosophie (fondée en 1743 par Benjamin Franklin).
Son itinéraire intellectuel est éclectique et croise les grands courants du XXe siècle. Dans sa jeunesse, il a pensé devenir pasteur presbytérien (confession nationale en Écosse), avant de passer à un athéisme inspiré par le marxisme prometteur de justice sociale. Puis il s’est intéressé à la philosophique analytique (en vogue en Angleterre, avec Wittgenstein et Bertrand Russell) et à la phénoménologie "continentale" (de Husserl et Heidegger), pour remettre finalement à l’ordre du jour l’antique Aristote et le moyenâgeux saint Thomas d’Aquin.
Les deux défauts des "Lumières"
Comme dans le cas de beaucoup de penseurs influents, ses idées ont été vulgarisées et commentées plutôt qu’étudiées dans les textes qu’il a publiés. Alasdair MacIntyre n’est pourtant pas difficile à lire : au lieu de se lancer dans des exposés didactiques, il raconte des histoires dont il tire des leçons et des conclusions parfois malicieuses. Il n’en ressort toutefois pas un système bien ficelé, ni des recettes qu’il suffirait d’appliquer sans trop réfléchir. Il s’est toujours défendu de créer une école et n’a pas oint de disciples.
La partie critique de son œuvre s’en prend à ce que l’on appelle les "Lumières" (bien qu’il se garde de les dénigrer, car tout n’y est pas négatif). Il dénonce la prétention à fonder la connaissance et le jugement sur une rationalité qui se veut objective, impartiale et strictement logique, mais qui a deux défauts. D’un côté, elle tient pour irrépressible et toujours légitime le ressenti immédiat. D’un autre, elle refuse de concevoir, par-delà les expériences, des réalités métaphysiques qui alimentent les perceptions et orientent les interprétations et les décisions.
La politique et la guerre
Il s’ensuit qu’il n’y a pas, dans les sociétés modernes, de consensus sur les raisons de vivre et les buts à poursuivre ensemble. Les désirs et les volontés s’affrontent sans merci. Dans ces conditions, la morale n’est plus le discernement du bien et du mal à partir de critères communs, mais une foire d’empoigne entre subjectivités, plus ou moins restreinte par la neutralité purement procédurale des institutions. Parodiant Clausewitz pour qui la guerre entre États est "la continuation de la politique par d’autres moyens", MacIntyre insinue que, dans nos démocraties, la politique n’est que "la guerre civile continuée avec d’autres moyens". C’est pourquoi le philosophe plaide pour l’ouverture à une rationalité moins superficielle, indépendante des envies et frustrations du moment — celle qui, si le monde et la vie ne sont pas totalement absurdes, les organise dans la durée sans que nous puissions nous l’approprier.
Ce n’est cependant pas là un ralliement à la scolastique néothomiste qui prend forme à la fin du XIXe siècle et aide à résister au modernisme en développant une synthèse censée intégrer définitivement et exhaustivement l’essentiel, permettant d’ignorer et de rejeter impavidement toute contestation ou soi-disant nouveauté. MacIntyre reconnaît certes la puissance de la vision d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin. La phénoménologie, qui ruine l’illusion de l’objectivité scientifique (puisque l’étude d’un objet est elle-même un objet à étudier), lui confirme qu’on ne peut nier a priori l’existence de données ni sensibles ni purement psychiques. Par ailleurs, la philosophie analytique, qui s’attache à la rigueur logique des énoncés et des raisonnements, lui fait percevoir la force et la pertinence des formulations du grand théologien médiéval. Mais il s’aperçoit bien que celui-ci résout des problèmes précis dans un contexte particulier, et que ses réponses ont aujourd’hui une portée autre dans un environnement bien différent.
Ni Kant ni Bentham
Le philosophe répugne donc à élaborer une pensée qui se prétendrait intemporelle et d’où découleraient des règles ou devoirs absolus et immuables. Il récuse donc à la fois l’"impératif catégorique" kantien et l’utilitarisme de Jeremy Bentham, où la moralité d’une option est fonction de ses retombées prévisibles. Il maintient plutôt que nos facultés cognitives et les choix que nous opérons sont conditionnés par les traditions qui tracent la route sur laquelle, que nous le voulions ou non, nous cheminons — même s’il est tentant de s’en écarter sous prétexte qu’on ne sait plus trop d’où elle vient ni où elle mène. En résumé, MacIntyre écrit : "Je ne peux répondre à la question : “Que faut-il que je fasse ?” que si je réponds d’abord à une autre : “De quelle histoire (ou de quelles histoires) me trouvé-je faire partie ?”"
Ceci implique non seulement une dette ineffaçable envers le passé, source du présent dans un parcours inachevé, mais encore la prise de conscience d’une interdépendance avec le prochain, appelée à se muer en solidarité et même en sollicitude. L’homme apparaît comme un être charnel et fragile, qui a besoin de relations et de soins, et qui ne doit s’enfermer ni dans un égocentrisme rationalisé ni dans une animalité qui le condamnent à une solitude sans but. Un poème (1623) du prêtre anglican John Donne le dit fort bien : "Aucun homme n’est une île."
Sans apologétique
Cette attitude à la fois modeste et réaliste, disponible à l’autre et au transcendant, est ce que MacIntyre appelle la vertu. Entendons : un effort de la volonté, soutenu par une connaissance qui se sait très imparfaite, sans crainte des déconvenues et des échecs, mais dans une confiance (qui ne s’affiche pas forcément à tout bout de champ) en la vérité irréfragable de l’homme, qui n’est ni anodine ni vaine. Le bien reste difficile à définir, mais il transparaît et se découvre dans les comportements vertueux, qui ne sont pas de simples réactions aux stimuli de l’instant.
MacIntyre ne fait pas d’apologétique. Son discours est néanmoins indubitablement chrétien et même catholique. Les vertus sont d’abord spécialement manifestes chez les saints, même quand ils ne prêchent pas. Il y a ensuite l’intuition que l’homme exerce sa liberté non pas dans la bulle précaire de l’immédiat, mais au sein d’une longue histoire, qu’éclaire la révélation de la Création et du Salut. Enfin, le discernement du bien, à travers la tradition et la vertu en actes, est comme une transposition dans le champ de la morale du renouveau théologique du XXe siècle : de même que le Dieu qui parle et s’incarne est bien plus consistant et exaltant que son pâle reflet qu’est l’Être suprême du déisme, de même l’exemple des vertus inspirées par la foi, l’espérance et la charité fonde une éthique plus vivifiante que celles qui reposent sur un jeu d’obligations et d’interdits, ou sur des comparaisons entre avantages et inconvénients possibles.
Pratique :