Il y a le monde quotidien où l’on se bat, où l’on milite, où l’on construit comme on détruit, où l’on propose de faire taire bientôt les armes pour mieux se hâter de massacrer ceux qui ne sont pas encore morts. Il y a le monde quotidien avec ses richesses qui débordent sous les yeux des mendiants, où les riches claquent leurs portes et ne cherchent même plus à se donner bonne conscience. Il y a le monde, le même, où les mains se tendent au-dessus des murs et des barbelés de nos indifférences. Le monde où l’on croit meilleur d’accompagner le mourant que de faire peser sur lui la culpabilité de son coût social, celui où l’on croit qu’un enfant handicapé peut se réjouir de la vie, celui où le migrant est d’abord vu comme frère. Il y a tout cela, mélangé, dans nos mondes quotidiens. En nous d’abord bien sûr, des combats, des résistances, des peurs et beaucoup, beaucoup de questions.
Pauvres, face à nous-mêmes
Ce monde-là où va-t-il ? Certains jurent à sa perte. D’autres refusent d’en discuter et se réfugient dans des certitudes religieuses ou morales, des plus intégristes au nihilisme. Mais dans le fond, qu’en savons-nous ? Nous savons déjà qu’il y a un ciel au-dessus de tout et de tous, de Gaza, du Congo, de l’Ukraine comme de chacune de nos maisons. Un ciel qui nous met tous en communion les uns avec les autres. Un ciel qui nous ordonne de vivre ensemble et de prendre soin ensemble.
De Béthanie, cette "maison des pauvres", Jésus monte dans les cieux. Il les laisse pauvres, ces hommes qui rêvent de rétablir le royaume d’Israël. Il les laisse démunis de lui. Mais il ne les laisse pas seuls. Pauvres car face à eux-mêmes, à leurs débats jamais résolus, à leurs faiblesses et leurs péchés mêmes. Mais il ne les laisse pas seuls. C’est cet Esprit qui manifeste en leurs cœurs sa présence qui les relève et les remplit de joie : c’est dans leurs faiblesses que désormais réside et s’écoule l’eau vive du salut. C’est l’Esprit qui ouvre à la perception que dans ce monde qui passe, un autre se révèle, éternellement bon.
Pourquoi résistons-nous ?
Un vieux monsieur grincheux répliquait à un couple qui rentrait d’un voyage de noce en Europe centrale et s’émerveillait d’avoir navigué sur le Danube, que ce fleuve était boueux et sombre. Ceux-ci le regardèrent, tout étonnés et répondirent : "Mais Monsieur, le Danube est toujours bleu pour ceux qui sont amoureux !" Le chrétien, dans ce monde, se cantonne trop vite à demeurer à Béthanie, dans sa maison du pauvre, se lamentant sur lui-même et sur le monde qui tourne autrement rond qu’il ne le faudrait. Pourquoi avons-nous tant de mal à nous laisser réjouir par le Bel Amour qui pourtant ne cesse de descendre en chacun comme en son sanctuaire ? Pourquoi résistons-nous ainsi à être amoureux ? Accueillir dans le Béthanie de nos pauvretés la joie humble et paisible de Celui qui ne passe pas... Cette joie qui fait de l’Église un message et de chacun de nous des témoins. Sous le ciel où nous attend Celui qui nous bénit.
