Chez les "démocrates chrétiens", Bernanos soupçonnait que le premier mot était là pour faire pardonner par avance le second. "Rassurez-vous, lui semblait dire l’étiquette, nous sommes démocrates avant tout et donc dans l’esprit du temps". Avec les multiples évocations du "catholicisme social " des Léon XIII et XIV, on en vient à se demander si, cette fois, ce n’est pas le second mot qui cherche à rendre le premier acceptable aux yeux des censeurs progressistes vigilants. De quel catholicisme le "catholicisme social" est-il censé se distinguer ? Qu’est-ce qu’un catholicisme non social ou asocial ? Y a-t-il même un catholicisme anti-social qui perd son sang-froid ?
On devine aisément les deux repoussoirs tacites que suggère la mise en avant du "social" : un catholicisme centré sur les sacrements et un catholicisme insistant sur la morale. En clair, le catholique social défendrait les ouvriers et les migrants, plutôt que d’adorer le Saint-Sacrement ou de parler de sexualité avec ou sans pilule.
Un gage de modération spirituelle ?
La référence très tendance à Rerum novarum n’est pas exempte de cette logique où le "social" est vu comme un gage de modération spirituelle, voire de conformité idéologique : le catholique social est supposé non seulement moins attaché au surnaturel sacramentel, mais aussi plutôt de gauche, ouf ! En sélectionnant avec soin les passages de Rerum novarum, on n’aura aucun mal à être adoubé par La France Insoumise, de même que Laudato si’ a valu au pape François la sympathie de certains écologistes.
De fait, quelle apparente caution pontificale pour les gauchistes de lire sous la plume de Léon XIII que "la richesse a afflué entre les mains d'un petit nombre", alors que "la multitude a été laissée dans l'indigence" ! Quelle jouissance mélenchonienne d’entendre un souverain pontife dénoncer "des hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité", ainsi que "la concentration entre les mains de quelques-uns de l'industrie et du commerce devenus le partage d'un petit nombre d'hommes opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires" !
Le cauchemar égalitaire
Le problème est que l’encyclique dénonce avec la même fermeté les "habiles agitateurs" qui "en profitent pour exciter les multitudes et fomenter les troubles", qu’elle affirme que "la propriété privée et personnelle est pour l'homme de droit naturel" et, surtout, qu’elle juge à la fois irréaliste, injuste et nuisible toute forme d’égalitarisme tendant à abolir les différences sociales. Que la doctrine sociale de l’Église ne se confonde pas avec une rêverie (ou un cauchemar) égalitaire, rien ne le dit mieux que ce passage de Rerum novarum :
"Le premier principe à mettre en avant, c'est que l'homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l'élévation de tous au même niveau. Sans doute, c'est là ce que poursuivent les socialistes. Mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C'est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes ; différences d'intelligence, de talent, de santé, de force ; différences nécessaires d'où naît spontanément l'inégalité des conditions. Cette inégalité, d'ailleurs, tourne au profit de tous, de la société comme des individus. La vie sociale requiert dans son organisation des aptitudes variées et des fonctions diverses, et le meilleur stimulant à assumer ces fonctions est, pour les hommes, la différence de leurs conditions respectives."
La juste relation entre ces hommes de conditions inégales tient alors en une phrase fort simple, qui tient à la même distance la haine systématique du riche et le mépris du pauvre : "Que les droits et les devoirs des patrons soient parfaitement conciliés avec les droits et les devoirs des ouvriers."
Social et surnaturel
C’est en se penchant sur ces droits et devoirs respectifs qu’on mesure le mieux le contresens d’une lecture qui opposerait le catholicisme "social" à un catholicisme "sacramentel" ou "moral". Pour Léon XIII, les choses sont claires : il est injuste d’épuiser son ouvrier à la tâche toute la journée, parce que cela revient à ignorer le "bien de son âme" et à "fouler aux pieds sa religion en ne facilitant point l’accomplissement de ses devoirs envers Dieu". Le patron, prêche Léon XIII, doit "veiller à ce que l'ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété ". Voilà du social qui a tout l’air de ne prendre pleinement son sens que dans le surnaturel, d’autant que le pontife ajoute que "quand nous aurons quitté cette vie, alors seulement nous commencerons à vivre". Aussi lit-on sans étonnement que l’ouvrier doit être amené "à fréquenter les sacrements qui sont des sources divines où l'âme se purifie de ses tâches et puise la sainteté".
L’opposition entre catholicisme social et insistance sur la morale a-t-elle plus de légitimité ? À lire Rerum novarum, elle relève au moins autant du contresens ou de la cécité stratégique. Car, parmi les devoirs du patron, outre le temps libre laissé pour la dévotion, il y a aussi le fait d’éviter que l’ouvrier ne soit "livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices". C’est pourquoi, tout en parlant du temps de travail, du salaire et de l’accès à la propriété, Léon XIII n’oublie pas de rappeler que "la vraie dignité de l'homme et son excellence résident dans ses mœurs, c'est-à-dire dans sa vertu".
Un catholicisme intégral
Rerum novarum illustre donc parfaitement un catholicisme non seulement social, mais intégral. Léon XIII ne cesse d’y faire des va-et-vient entre conditions de vie et manière de vivre, entre droits du travail et devoirs familiaux, entre les mains plongées dans terre et les yeux tournés vers le Ciel. Pour s’en convaincre, qu’on médite ces deux derniers passages, en mesurant à quel point chacun équilibre ce qui pourrait discréditer l’autre :
Quant aux déshérités de la fortune, ils apprennent de l'Église que, selon le jugement de Dieu lui-même, la pauvreté n'est pas un opprobre et qu'il ne faut pas rougir de devoir gagner son pain à la sueur de son front. C'est ce que Jésus-Christ Notre Seigneur a confirmé par son exemple, lui qui, "tout riche qu'il était, s'est fait indigent" pour le salut des hommes ; qui, fils de Dieu et Dieu lui-même, a voulu passer aux yeux du monde pour le fils d'un ouvrier ; qui est allé jusqu'à consumer une grande partie de sa vie dans un travail mercenaire.
Et, en contrepoint, comme pour répondre à l’objection marxisante :
Qu'on ne pense pas que l'Église se laisse tellement absorber par le soin des âmes qu'elle néglige ce qui se rapporte à la vie terrestre et mortelle. Pour ce qui est en particulier de la classe des travailleurs, elle veut les arracher à la misère et leur procurer un sort meilleur, et elle fait tous ses efforts pour obtenir ce résultat.
Voilà bien des raisons de prendre une heure ou deux pour lire Rerum novarum : comme tous les textes souvent cités, il est plus intéressant que la version en partie imaginaire par lequel on l’a remplacé.
