Ce qu’il y a de bien avec les catholiques, c’est qu’ils fonctionnent en partie avec des réflexes. Ainsi, pour l’élection d’un pape. Sans qu’on leur ait rien demandé, sans que cela ait été piloté, ils sont capables de s’enthousiasmer, là, comme ça, parce qu’une fumée blanche est apparue sur le toit d’une chapelle romaine, qu’ils l’ont vue, directement ou par médias interposés, ou qu’on le leur a dit. Et c’est alors l’attente d’un nom et d’un homme, qui, quel qu’il soit, suscite des exaltations tout à fait comparables à celles produites par Rudolph Valentino, Adolf Hitler ou Lady Gaga. Il est d’ailleurs piquant de constater combien cette espèce de transe contamine les journalistes de radio et de télévision les plus sécularisés — mais est-ce étonnant pour des gens dont le métier consiste très spécifiquement à mettre en scène les émotions liées à ce qui est en train de se réaliser ?
La référence à Léon XIII
Tout cela n’empêche pas que se multiplient en même temps les interrogations, les questions, les analyses : qui est le nouveau pape, quel est son parcours, que va-t-il faire, rupture ou continuité ? Le nom de l’élu est ainsi particulièrement pour y trouver du sens. À cet égard, l’élection de Léon XIV n’a pas failli à la règle. Immédiatement, le rapprochement a été fait avec Léon XIII, l’auteur de la première encyclique explicitement sociale, Rerum novarum (1891). Et ce fut un bingo : si Robert Francis Pévost sibi nomen imposuit Leonem ⅩⅣ, c’est bien en référence à Léon XIII et à Rerum novarum. Il l’a dit lui-même dans son premier discours aux cardinaux le 10 mai.
Cependant, la lecture du discours montre plus qu’une simple filiation et actualisation liées à "une autre révolution industrielle et aux développements de l’intelligence artificielle, qui posent de nouveaux défis pour la défense de la dignité humaine, de la justice et du travail". (On pourrait s’interroger pour savoir si est effectivement en cours une "autre révolution industrielle" et si l’"intelligence artificielle" pose effectivement "de nouveaux défis", ou si l’on n’est pas là dans la reconduction/avalisation du discours des promoteurs intéressés des générateurs automatisés de texte. Mais c’est une autre question.) Car ce qui compte dans ces propos du pape (j’utilise la traduction officielle), c’est ce qu’il y a dans les deux paragraphes avant la référence à Léon XIII.
Un désaccord fondamental et constructif avec la modernité
On y trouve des principes ecclésiologiques, théorico-organisationnels : "primauté du Christ dans l’annonce", "conversion missionnaire", "collégialité et synodalité", "attention au sensus fidei". Ceux-ci déterminent une posture des catholiques : "attention aux plus petits et aux laissés-pour-compte", "dialogue courageux et confiant avec le monde contemporain". Et ils sont finalisés par une sotériologie concernant toute l’humanité : "valeurs à travers lesquelles le visage miséricordieux du Père s’est révélé et continue de se révéler dans le Fils fait homme, espérance ultime de quiconque recherche sincèrement la vérité, la justice, la paix et la fraternité". Léon XIV se revendique ainsi ici d’un double héritage : celui de Vatican II, médiatisé par la première exhortation apostolique de François, Evangelii gaudium (2013).
Pour Léon XIV, l’Église, parce qu’elle est fondée par Dieu, est l’interprète ultime de la vérité sur l’homme et la société.
Dans le rapport avec la société, on est dans une typique néo-intransigeance post-Vatican II, c’est-à-dire une relation de désaccord fondamental et constructif avec la modernité libérale. Pour Léon XIV, l’Église, parce qu’elle est fondée par Dieu, est l’interprète ultime de la vérité sur l’homme et la société, lesquels ne pourront être authentiquement accomplis qu’en accueillant ce qui comble leurs attentes latentes. La modernité libérale, en ses valeurs et ses réalisations, présente des failles, lacunes, insuffisances, qui doivent être corrigées, et l’Église est là pour le faire. Comme le disait le clérical et néo-intransigeant Bergoglio avec ses métaphores de l’hôpital de campagne et des périphéries, le monde va terriblement mal et seule l’Église peut le soigner, sa position centrale lui donnant de rayonner vers l’extérieur pour lui donner un sens et le ramener à elle.
Un tri discret dans l’héritage ?
D’un point de vue intraecclésial, Léon XIV ne renvoie pas au François des tensions et polémiques, celui des synodes et des exhortations apostoliques post-synodales à partir de 2016, dont Amoris lætitia et le synode quasi-continu de 2021-2024, poursuivi par l’originale et incertaine "assemblée ecclésiale" prévue de 2025 à 2028. Mais il cite l’exhortation apostolique de 2013, d’ouverture du pontificat, au statut d’autorité inférieur à celui d’une encyclique. Cela pourrait être une manière d’indiquer une certaine filiation en même temps qu’un tri discret dans l’héritage bergoglien — mais seul l’avenir le dira.
Finalement, c’est fort consonant avec ce qu’est un discours historique ecclésiastique, spécialement quand il est sacerdotal, épiscopal ou papal : l’ignorance plus ou moins volontaire de la complexité des réalités passées. Car Léon XIII, c’est loin d’être seulement Rerum novarum. C’est d’abord une théologie politique de la collaboration entre la societas perfectas qu’est l’Église et la societas perfectas qu’est l’État, du culte public rendu à Dieu, de la non-intervention de l’État dans les affaires ecclésiastiques, des effets civils des mariages canoniques. C’est une transaction tactique avec les réalités politiques établies, mais sans concession sur le fond des "droits de l’Église" et condamnant les "sectes anticatholiques". C’est une diplomatie active tentant de restaurer autant que faire se peut l’influence de l’Église à l’échelle mondiale en se positionnant comme médiatrice de paix, mais peinant en partie à y arriver.
Réaffirmation doctrinale
C’est aussi une théologie rejetant le socialisme et la révolution en défendant les droits des travailleurs contre l’exploitation capitaliste, affirmant la légitimité de la propriété privée et canonisant le "saint pouilleux" Benoît-Joseph Labre. C’est la mobilisation des militants catholiques pour recatholiciser d’une manière ou d’une autre la société mais en refusant toute inculturation jugée non compatible avec la version romaine du catholicisme. C’est une théologie néo-thomiste qui sert d’armature conceptuelle à une ecclésiologie centralisatrice, à la réaffirmation doctrinale contre toute trop grande influence des sciences religieuses sécularisées ou toute tentative de modernisation intellectuelle jugée incompatible avec le dogme. C’est une spiritualité à tendance apocalyptique mais non prophétiste ou miraculaire, promouvant le Saint-Esprit, valorisant le rosaire, et introduisant à la fin de la messe une prière à saint Michel contre les démons.
Ainsi, le Léon XIII de Léon XIV, c’est une relecture théologico-spirituelle très sélective, qui permet de valider la continuité dans l’évolution et l’évolution dans la continuité. C’est un pape ramené à une encyclique, relue au prisme de Vatican II et de l’interprétation actuelle de ce concile, pour interpréter les temps présents. Indéniablement, le catholicisme en sa tête papale (mais ailleurs aussi…) demeure une institution de mémoire — mais pas d’histoire universitaire.
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