Jeanne, 30 ans, célibataire, souffre depuis toute petite d’être systématiquement comparée à sa sœur aînée que ses parents considèrent comme parfaite. Une souffrance qui s’est accentuée depuis que sa sœur s’est mariée et a eu des enfants. "Elle répond tout le temps aux attentes de nos parents, que ce soit pour le choix de ses études, de son métier, de son mari, des prénoms de leurs enfants même ! Et mes parents ne se privent pas de me faire savoir qu’elle fait tout comme il faut", confie Jeanne. "Du coup, j’aime ma sœur, mais en même temps je la déteste ! Et je culpabilise car je sais bien que ma sœur n’est pas responsable de l’attitude de nos parents."
"Le favoritisme entre frères et sœurs est un vrai poison, une prison qui enferme et détruit l’adulte en devenir", affirme Rita de Roucy, psychologue clinicienne. Un poison insidieux puisque bien souvent les parents font de leur mieux pour élever leurs enfants et ne sont pas conscients qu’ils peuvent parfois faire preuve d’indifférence, d’indélicatesse ou de favoritisme. Avec le temps, la rivalité excessive née dans l’enfance peut se muer en jalousie destructrice à l’âge adulte. Et c’est bien souvent à l’occasion de partages dans le cadre d’une succession que la jalousie refait surface : "Les biens revêtent tout à coup une valeur affective et symbolique latente, chez les frères et sœurs. Chacun vient y chercher ce qu’il n’a jamais réussi à obtenir comme affection et attention de ses parents", analyse la psychologue.
D’où vient le sentiment de jalousie à l’égard d’un frère ou d’une sœur ?
"Le sentiment de jalousie trouve son origine dans le désir profond qu’éprouve chaque enfant d’avoir pour lui tout seul l’amour de ses parents", explique Rita de Roucy. Car de l’amour des parents dépend tout ce dont un enfant a besoin pour survivre et progresser. "C’est le soleil de l’amour parental, la lumière de l’encouragement parental, qui permettent à un enfant de s’épanouir, de sourire, de devenir plus compétent et de maîtriser son environnement." Avec l’arrivée ou la présence d’autres frères et sœurs, l’enfant craint que son bien-être soit menacé. "La seule existence d’un enfant ou de plusieurs enfants supplémentaires dans la famille pourrait signifier moins pour lui : moins de temps en tête-à-tête avec les parents, moins d’attention en cas de mal-être et de déceptions, moins de valorisation et d’admiration pour ses réussites." Pour un enfant, la pensée la plus terrifiante est : "Si maman et papa témoignent tant d’amour, d’intérêt et d’enthousiasme pour mon frère ou ma sœur, peut-être sont-ils mieux que moi. S’ils sont mieux que moi, cela doit vouloir dire que je suis moins bien, donc si je suis moins bien la situation est vraiment incertaine, leur amour pour moi est incertain". D’où la nécessité de rassurer chaque enfant, de lui faire sentir qu’il est en sécurité, qu’il est spécial, qu’il est aimé pour lui-même et tel qu’il est.
Lorsqu’elle est modérée, la jalousie entre frères et sœurs est un passage naturel.
Lorsqu’elle est modérée, la jalousie entre frères et sœurs est un passage naturel inhérent au développement de l’enfant. "Cette rivalité entre frères et sœurs, si elle reste bien sûr modérée, a une grande utilité : les luttes modérées pour se dominer l’un l’autre trempent le caractère des enfants, les incessants chahuts à la maison développent leur vivacité, leur agilité psychique et physique, les prises de bec leur apprennent la différence entre faire de l’esprit et faire du mal, les frictions ordinaires de la vie commune leur enseignent comment s’imposer, se défendre à l’adolescence et à l’âge adulte", souligne la psychologue. Il est bon néanmoins de savoir distinguer envie et jalousie. L’envie est stimulante, motivante. En revanche, la jalousie est destructrice. "Dans la jalousie, il y a le désir de détruire l’autre, de manigancer pour arriver à ses fins ; il n’y a pas cela dans l’envie. L’envie peut pousser à travailler plus dur, à être plus persévérant…"
Guérir de la jalousie
L’expression "être malade de jalousie" induit un chemin de guérison. Il passe notamment par une meilleure estime de soi. S’aimer soi-même, et se savoir aimé de Dieu de manière inconditionnelle, demeurent ainsi de puissants antidotes à la jalousie. Si l’on accepte l’idée que chaque personne est unique, alors il n’y a plus de place pour la jalousie, il n’y a plus aucune raison d’envier quiconque. "Chaque personne née en ce monde représente quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’existait pas auparavant, quelque chose d’original et d’unique. C’est la tâche de toute personne de savoir apprécier qu’elle est unique en ce monde par son caractère particulier et qu’il n’y a jamais eu quelqu’un de semblable à elle", écrit le philosophe Martin Buber. Tout l’enjeu consiste donc à accueillir sa place, son unicité, et, par conséquent, à discerner sa mission et sa fécondité propres. "Comme les empreintes digitales de nos doigts sont uniques dans le monde, ce que nous sommes est irremplaçable et indispensable pour l’humanité", souligne Catherine Aubin, religieuse dominicaine à Montréal, dans son livre Mourir d’envie ou vivre d’amour ? (Artège).
C’est la tâche de toute personne de savoir apprécier qu’elle est unique en ce monde.
Un autre antidote à la jalousie consiste à changer son regard sur les autres. Pour cela, il s’agit d'abandonner son regard envieux, et acquérir un regard sain, qui voit le bon, le meilleur, dans son frère ou sa sœur. "Il s’agira d’offrir ses propres yeux au Christ pour qu’il vienne regarder par nous, en nous", précise Catherine Aubin.
Le favoritisme est souvent inconscient, mais parfois criant
Beaucoup de relations fraternelles demeurent harmonieuses grâce à la vigilance des parents. Mais il arrive aussi que le favoritisme persiste et devienne source d’une grande souffrance chez des adultes. Différence de traitements, d’attitude, d’attention, de cadeaux, de services rendus… "Beaucoup d’auteurs avancent que la place et la position des enfants dans la famille y sont pour quelque chose, en réalité, ce n’est pas tant la place que l’enfant a dans la famille qui favorise la jalousie et la rivalité, que la place que lui réserve sa famille, sa maman et son papa dans leur cœur, l’attention, la reconnaissance et la valorisation qu’ils lui offrent ou dont ils le privent, l’offrant ostensiblement et probablement involontairement à un frère ou à une sœur, du fait que ce frère ou sœur réalise inconsciemment le désir caché des parents", avance Rita de Roucy. "Ils se projettent sur lui et lui attribuent toutes les qualités qu’ils ont ou qu’ils ont toujours rêvé d’avoir et continuent donc à le valoriser, l’installant involontairement et sans aucune arrière-pensée sur un piédestal, délaissant parfois leurs autres enfants."
Une situation difficile à vivre et dont il s’agit de se protéger psychiquement. Quand le favoritisme est trop criant, même si cela est fait de manière inconsciente par les parents, Rita de Roucy invite à changer de regard sur ces derniers et à se mettre à distance psychique afin de ne pas souffrir toute sa vie. "Il y a souvent une réelle possibilité de réparation des frustrations et des souffrances engendrées par ces rivalités et cette jalousie", rassure la psychologue. "Cela demande un important travail sur soi, non pas pour accepter ce comportement des parents, mais l’accueillir."