Ashot zigzague au volant de son gros bus jaune pour contourner les multiples trous qui défoncent la chaussée. Il freine parfois soudainement lorsqu'un troupeau entrave la route, le temps qu'une vieille bergère, dos courbé et bâton à la main, pousse ses bêtes sur le bas-côté. De vieilles Lada sorties tout droit des années 1970 le dépassent souvent à toute berzingue au détour d'un virage, qui laisse alors apparaître une montagne majestueuse sous les yeux émerveillés des passagers du bus. Du 11 au 19 mai, une trentaine de lecteurs d'Aleteia sont partis en pèlerinage à la découverte de la plus vieille nation chrétienne : l'Arménie, dont l'adoption du christianisme comme religion officielle date de 301. Se mettre dans les pas des chrétiens d'Arménie, c'est justement ce que recherchait Véronique, 61 ans. "Partir dans un club de vacances pour aller à la plage, ce n'est pas mon truc, sourit-elle, tous les voyages que je fais doivent avoir un sens, un objectif culturel. Découvrir le berceau du christianisme me semblait quelque chose d'important à faire".

Pour ce premier jour de voyage, les pèlerins ont d'abord découvert les restes de la basilique d'Yereruyk située dans la province de Shirak, au nord-ouest du pays : construite au IVe siècle, elle est l'un des tout premiers monuments chrétiens construits sur cette terre. Après avoir contemplé les ruines d'Ani aux confins de la Turquie, capitale de l’Arménie médiévale surnommée "ville aux 1001 églises", le contraste qu'offre Gyumri est saisissant. La deuxième plus grande ville d'Arménie est encore marquée des stigmates du communisme. L'Arménie entière l'est. Son peuple a souffert, et cela se lit sur son visage. Arminée, la guide qui accompagne les pèlerins, se souvient de sa jeunesse : elle appréhende encore l'hiver, chaque mois de novembre, elle qui brûlait tout ce qu'elle trouvait, des livres communistes aux pneus de voiture en passant par le parquet de sa maison, pour trouver un peu de chaleur ; portant des gants coupés à l'index et au pouce pour lui permettre de tourner les pages de ses livres d'étude. Tout n'est que contraste en Arménie. La désolation soviétique est partout, fantôme côtoyant les monastères encore debout qui racontent des siècles d'histoire chrétienne. Les paysages verts à la faune et à la flore époustouflantes engloutissent dans leurs vallées des maisons tristes, où vivent des Arméniens aux traits marqués par les soucis. Leur visage s'illumine souvent lorsqu'on leur adresse un timide "Barèv !" (Bonjour, en arménien).
Peuple martyre
Anna, 25 ans, leur parle en russe, deuxième langue la plus parlée en Arménie. Cette jeune suisse est venue avec son père. "Je suis nouvelle dans la foi, je cherche à la fortifier", explique la jeune femme qui trouve une vraie joie dans le contact avec la population arménienne. "Ce qui m'a le plus marquée, c'est la rencontre avec les locaux. Les gens ici sont tous extrêmement croyants, c'est leur mode de vie, et je trouve ça très touchant". Florence, 62 ans, est venue avec son mari avec lequel elle souhaitait faire un voyage coloré de temps de prière. Elle confie avoir aimé les enseignements quotidiens du père Clément Barré, prêtre accompagnateur, tout comme les moments de recueillement et les messes avec le reste du groupe. "On fait beaucoup de belles rencontres avec des gens de tous horizons, c'est quelque chose qui ouvre beaucoup l'esprit. Et les messes que l'on a célébrées dans les communautés catholiques étaient particulièrement touchantes", relève Raphaëlle, 52 ans.
L'accueil de la congrégation des sœurs catholiques de l'Immaculée conception de Gyumri, ou du père Komitas, responsable de l'église catholique Saint Grégoire de Narek à Yerevan, mais aussi la rencontre de prêtres de l'Église apostolique arménienne ont été autant de moments marquants pour les cœurs et les esprits. Dans le spectaculaire monastère de Noravank situé au sud, le prêtre local vient à la rencontre du père Clément pour lui proposer de chanter ensemble ; à Tatev, le père Mikael bénit chaque pèlerin un à un en leur imposant les mains. À Khor Virap juste devant le fier Mont Ararat, les pèlerins descendent dans la fosse où fut enfermé pendant treize années le fondateur de l'Église apostolique arménienne, saint Grégoire l'Illuminateur.

Pour Pierre, 75 ans, "c'est la dignité du peuple arménien qui est la plus impressionnante". "On sent qu'ils ont souffert, mais enduré avec persévérance. Cela remet l'église au centre du village, pour nous Français qui nous plaignons tout le temps !", estime ce retraité. "Son sol n'est sillonné que par ses cicatrices. Dieu l'a mise à l'épreuve sans la ménager. Elle n'a survécu qu'aux prix de sacrifices", chantait ainsi Charles Aznavour en 2007, dont les musiques peuplent souvent les rues de Yerevan ou Gyumri. Des siècles de dominations perse, musulmane, ottomane ; et bien sûr la violence inouïe, incompréhensible, du génocide de 1915 ... Les Arméniens sont les maltraités et les survivants de l'Histoire. Mais loin de les considérer comme des victimes, poupées de chiffon privées de leur destin, leur résistance force le respect, insiste Jean Luc, 77 ans. Venu en Arménie après avoir entendu parler de ce pays par sa fille, il confie que "ce peuple courageux, martyr, m'inspire beaucoup de sympathie" et est époustouflé par la richesse du patrimoine chrétien, entre monastères de l'Église apostolique arménienne et khatchkars (en français, des pierres-croix, monuments typiques arméniens qui consistent en une stèle sur laquelle est gravée une croix finement sculptée).
Témoins d'une foi vivante, ces hauts lieux du christianisme et de l'identité arménienne, malgré leurs fresques effacées, semblent crier au monde l'appel de William Saroyan (écrivain arméno–américain, auteur de nombreuses pièces de théâtre et de nouvelles basées sur son expérience de fils d’immigrants arméniens, N.D.L.R) : "Allez-y, détruisez l'Arménie ! Voyez si vous pouvez le faire. Envoyez-les dans le désert. Laissez-les sans pain ni eau. Brûlez leurs maisons et leurs églises. Voyez alors s'ils ne riront pas de nouveau, voyez s'ils ne chanteront ni ne prieront de nouveau. Car il suffirait que deux d'entre eux se rencontrent, n'importe où dans le monde pour qu'ils créent une nouvelle Arménie".
