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Notre-Dame-du-Travail, manifeste sculpté du catholicisme social

Notre-Dame du Travail à Paris

Notre-Dame du Travail à Paris

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Pierre Téqui - publié le 22/05/25
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Alors que Léon XIV multiplie les références à l’encyclique sociale Rerum novarum, l’église parisienne Notre-Dame-du-Travail pourrait bien connaître un regain d’intérêt. Redécouvrir Notre-Dame du Travail, défend l’historien de l’art Pierre Téqui, c’est redécouvrir une église dont la nef de métal et l’iconographie sont un chant de louange au travail humain.

Au XIXe siècle, nul matériau ne symbolise davantage la Révolution industrielle que le métal. Il suffit, pour s’en convaincre, d’évoquer la silhouette de la tour Eiffel, manifeste de prouesse technique autant que d’ambition nationale. Derrière l’élan métallique de ces structures, il y a les mines et les mineurs, les hauts fourneaux et les métallurgistes ; puis viennent les ferronniers, les riveteurs, les monteurs en charpente, tout un peuple d’ouvriers assemblant l’ossature du progrès. Mais la tour Eiffel ne fut pas seule à porter ce langage du métal. Les architectes, eux aussi, s’en emparèrent pour les églises. Ainsi, à Paris, Louis-Auguste Boileau et Louis-Adrien Lusson firent usage du métal à l’église Saint-Eugène-Sainte-Cécile, tandis que Jules-Godefroy Astruc en fit le matériau principal de Notre-Dame-du-Travail.

Une nef de fer et de lumière

Ce ne sont pas leurs façades qui signalent ces églises : elles se dissimulent derrière la discrétion de murs en pierre, modestes parmi les immeubles haussmanniens. Le passant distrait du XIVᵉ arrondissement ignore souvent que, derrière la porte de Notre-Dame-du-Travail, s’élève une nef de fer et de lumière, éblouissante, moderne, et surtout, industrielle.

Nef de l'église Notre-Dame du travail - Paris
Nef de l'église Notre-Dame du travail - Paris

Ici, le matériau n’est pas ornement : il épouse le vocable. L’église fut dédiée au travail, un travail que Notre-Dame-du-Travail proclame dans l’éloquence de sa charpente métallique, dans le silence de ses poutres et poteaux rivetés, affirmant que le labeur humain, loin d’être relégué aux marges profanes, peut devenir un espace de grâce, le temple d’une dignité retrouvée. Il n’est pas inutile de rappeler, à l’orée du pontificat de Léon XIV — qui invoque Rerum novarum, cette encyclique fondatrice du catholicisme social — combien cette œuvre monumentale mérite d’être redécouverte. Car qu’est-ce que le travail, sinon l’une des premières missions confiées à l’homme par Dieu lui-même ? Qu’est-ce que le travail, sinon l’exercice même de notre ressemblance avec le Créateur, appelés que nous sommes à bâtir, transformer, féconder le monde ?

La louange du travail

Dans un discours prononcé au Collège des Bernardins, le pape Benoît XVI rappelait combien l’intégration du travail dans la vie chrétienne fut un bouleversement théologique. Dans le monde grec, le travail physique était réservé aux esclaves ; mais chez les juifs, les rabbins exerçaient un métier. Les chrétiens s’en souvinrent : les moines, attachés à la règle de saint Benoît, ne consacraient pas leur vie qu’à la prière ; ils travaillaient. Saint Augustin valorise lui aussi le travail. Vers 401, il rédigea De opere monachorum ("Du travail des moines"). Dans ce traité, Augustin répondait à une controverse : certains moines refusaient le travail manuel, arguant qu’ils devaient se consacrer uniquement à la prière et à la lecture. Il leur opposa une vision plus intégrée de la vie monastique, où le travail fait partie de la vie chrétienne et prolonge la tradition juive ainsi que l’exemple apostolique, en particulier celui de saint Paul. C’est en travaillant que l’homme devient plus homme ; c’est en s’appliquant aux réalités de ce monde qu’il découvre qu’elles renvoient à quelque chose de plus grand.

Ce que Benoît XVI énonçait en théologien, l’architecture de Notre-Dame-du-Travail le rend visible. Ici, la matière industrielle devient prière. Le métal, habituellement réservé à l’usine ou au hangar, prend la forme d’un sanctuaire. L’ossature des ateliers devient nef d’église. La dignité de l’homme, restaurée par le travail, est élevée comme un chant de louange.

Une Vierge pour le monde ouvrier

Et au cœur de cet écrin, on découvre la statue de Notre-Dame du Travail, qui trône au fond de l’église, monumentale et sereine. Cette œuvre est due au sculpteur Marie-Joseph Lefèvre. Elle fut commandée en 1898 par soixante industriels catholiques, membres de l’Union fraternelle du Commerce et de l’Industrie, profondément influencés par la pensée de Léon Harmel. Elle représente la Vierge Marie assise, tenant une quenouille servant à filer la laine ; à ses pieds, l’Enfant Jésus, debout à ses côtés, s’appuie sur un maillet de charpentier qu’il tient comme un sceptre.

Notre Dame du Travail, par Joseph Lefèvre.
Notre Dame du Travail, par Joseph Lefèvre.

Cette Vierge à l’Enfant est singulière. L’histoire de l’art nous a habitués à des Vierges cajolant un nourrisson endormi, ou nous présentant un nouveau-né rayonnant. Ici, ce n’est ni le Jésus de Noël ni celui des bras maternels, mais un enfant peut-être âgé de sept ans ; un Jésus que les Évangiles taisent, mais que la tradition a médité.

Un Dieu qui travaille

Si l’on sait peu de choses de ces années de silence, de labeur et de croissance dans la maison de Nazareth, Jean-Paul II, dans son exhortation apostolique Redemptoris Custos, en a dégagé la portée spirituelle. Il y affirme que "l’une des expressions quotidiennes de cet amour dans la vie de la Famille de Nazareth est le travail". Ce mystère discret — celui d’un Dieu qui apprend le métier de son père adoptif — a été médité par plusieurs papes, jusqu’à François, comme l’un des fondements d’une spiritualité du travail chère à l’Église moderne. Theresa Civantos Barber l’a récemment rappelé sur Aleteia dans un article éclairant : l’image d’un Jésus artisan, ouvrier, partageant la condition laborieuse des hommes, constitue une source de consolation et de dignité pour tous ceux qui peinent de leurs mains. On retrouve cette intuition dans une autre encyclique de Léon XIII, Quamquam pluries, consacrée à saint Joseph. Le pape y écrit : "Le père du Fils de Dieu a néanmoins passé sa vie dans le travail et a demandé à son labeur d’artisan tout ce qui était nécessaire à l’entretien de sa famille. Il est donc vrai que la condition des humbles n’a rien d’abject, et non seulement le travail de l’ouvrier n’a rien de déshonorant mais, si la vertu vient s’y joindre, il peut être grandement ennobli."

Maison pour les ouvriers

C’est précisément cette figure que la statue de Notre-Dame-du-Travail donne à voir : un Dieu qui travaille. Un enfant qui bâtit. Un geste qui lie la croix à l’atelier. Dans l’église, une œuvre peinte par Henri Proszynski reprend cette iconographie.

Chapelle de la Sainte Famille, tableau « Sainte Famille au travail » et sculpture de « La fontaine des bergers » d'Henri Proszynski (années 1930)
Chapelle de la Sainte Famille, tableau « Sainte Famille au travail » et sculpture de « La fontaine des bergers » d'Henri Proszynski (années 1930)

Mais il n’y a pas que les figures de la Vierge et du Christ sculptées par Joseph Lefèvre qui soient éloquentes dans cette œuvre. Le socle aussi est parlant. À leurs pieds, on voit des outils — truelles, scies, marteaux, compas — disposés en guirlande. L’ensemble évoque l’univers du travail manuel, non pour l’orner, mais pour le sanctifier. C’était alors quelques années après Rerum novarum (1891), l’encyclique dans laquelle Léon XIII appelait l’Église à défendre les travailleurs, à reconnaître leurs droits et à s’opposer à leur exploitation. Ce contexte éclaire le geste fondateur de cette paroisse, dont le premier curé, l’abbé Soulange-Bodin, voulut que son église fût une maison pour les ouvriers — dans la pierre comme dans l’esprit.

Une architecture industrielle

Par son architecture singulière, Notre-Dame-du-Travail proclame un message spirituel. Grâce à son immense nef de métal, inspirée des halles et des gares de la fin du XIXᵉ siècle, cette église de fer, aux lignes claires, aérées et baignées de lumière, transpose l’esthétique industrielle dans le langage des églises. Elle dit à ceux qui peinaient dans les ateliers alentour que Dieu n’est pas absent de leur monde ; que leur labeur peut devenir prière ; qu’à l’image de l’atelier de Nazareth, l’effort quotidien, humble et répété, peut lui aussi s’élever en offrande.

Le programme iconographique est tout aussi explicite. Au-dessus du maître-autel, une grande toile de Félix Villé montre la Vierge accueillant les travailleurs et les sans-travail. Autour d’elle, des anges guident vers l’Église ceux que la société laisse de côté. Ici, la foi prend le parti des pauvres, et l’art devient catéchèse sociale.

Une dévotion toujours vivante

Un tel sanctuaire ne pouvait rester figé : Notre-Dame-du-Travail reste aujourd’hui encore le cœur battant d’une communauté vivante, fidèle à son esprit d’origine. La paroisse organise plusieurs veillées de prière dédiée à la sanctification du travail — un temps de louange, de prière et d’enseignement, centré sur la vocation professionnelle de chacun. La prochaine aura lieu le vendredi 23 mai à 20 heures. Et surtout, chaque mois d’octobre, pour la fête patronale, une grande procession des offrandes est organisée. Les fidèles sont invités à y apporter un objet symbolique de leur métier, qu’ils viennent déposer aux pieds de la Vierge. "Chacun vient avec ce qui fait sa vie : un outil, un tablier, un badge, une clé USB… C’est un geste simple, mais très fort", explique Perrine Pirat, bénévole paroissienne et passionnée d’histoire. "Cela nous rappelle que notre travail n’est pas séparé de notre foi, qu’il peut lui aussi être offert, sanctifié." Cette année, la procession aura lieu le dimanche 12 octobre 2025.

Alors que le pape Léon XIV, ancien religieux augustinien, multiplie les références à Rerum novarum, ce lieu de Paris pourrait bien connaître un regain d’intérêt. Redécouvrir Notre-Dame du Travail, c’est redécouvrir une Église qui prie avec ses mains, qui célèbre la noblesse des métiers, qui se fait proche de ceux qui travaillent comme de ceux qui cherchent un travail. C’est comprendre que l’art chrétien n’est pas seulement fait de splendeurs baroques ou de majestés gothiques. Il peut naître dans le fer, la sueur et les outils. Il peut prendre le parti des humbles. Et rappeler, dans le Paris du XXIe siècle, que le travail humain peut être le lieu d’une rencontre avec Dieu.

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