"GUERRE — Tonner contre." Il suffit de trois mots à Flaubert, dans son Dictionnaire des idées reçues, pour discréditer les indignations automatiques et les déplorations machinales. Dénoncer la guerre, n’est-ce qu’un lieu commun creux et rassurant, sans autre portée que de placer l’homme qui "tonne contre" dans le bon camp. Dans Le tiers invisible (Desclée), Jean-Noël Dumont signalait bien les limites d’une union qui ne se fonderait que sur un appel à la paix : "Personne n’est contre la paix. C’est peut-être pourquoi cette idée donne l’impression d’être vide, mettant tout le monde d’accord sur le vœu d’être tous d’accord. Mais l’idée qui met tout le monde d’accord a ceci d’inquiétant que chacun s’y trouve justifié." Aussi jugeait-il que l’amour est un idéal plus valable que la paix, parce que, quand il s’agit d’amour, nul ne peut prétendre être dans le bon camp : qui oserait affirmer qu’il aime assez et qu’il n’y a jamais rien en lui de haineux ?
Les vertus de la guerre
Jean-Noël Dumont montrait au passage l’erreur qu’on commet en n’évoquant la guerre que sous l’angle de la haine : "Il faut en finir avec cette idée que les hommes font la guerre parce qu’ils sont méchants ou vicieux. C’est confondre la guerre avec l’assassinat, mais un assassin ne ferait pas un bon guerrier. Un discours pacifiste rate son but s’il ne sait pas reconnaître que la guerre exige les mêmes vertus que celles qui sont nécessaires à la paix : patience, obéissance, courage." De fait, il y eut sans doute moins de haine chez le poilu de 14 ou le résistant de 40 que chez le voisin qui exige, en hurlant, que vous coupiez une branche qui dépasse chez lui et fait de l’ombre à son nain de jardin.
Une autre limite du pacifisme mièvre saute aux yeux : celui qui nierait toute légitimité aux critères traditionnels de la guerre juste se condamnerait à porter le même jugement sur l’assaillant et sur sa victime. Pourrait-il même parler, comme Léon XIV, d’une "Ukraine martyrisée", s’il considérait tout combattant, de part et d’autre, comme un méchant haineux ?
La seule paix
"La paix, la paix, la paix." C’est le résumé hâtif que certains journalistes ont fait des premiers mots de Léon XIV à la loggia de saint Pierre. La suite des déclarations pontificales a pu sembler leur donner raison, qu’il s’agisse d’Ukraine ou de Gaza. Mais c’est amputer et séculariser une fois de plus le discours papal de passer sous silence la seule origine que Léon XIV reconnaît à cette paix, le visage divin du Christ :
"Nous voulons dire au monde, avec humilité et joie : regardez le Christ ! Approchez-vous de Lui ! Accueillez sa Parole qui illumine et console ! Écoutez sa proposition d’amour pour devenir son unique famille : dans l’unique Christ, nous sommes un. Et c’est la route à parcourir ensemble, entre nous, mais aussi avec les Églises chrétiennes sœurs, avec ceux qui suivent d’autres chemins religieux, avec ceux qui cultivent l’inquiétude de la recherche de Dieu, avec toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté, pour construire un monde nouveau où règne la paix !"
Léon XIV ne se contente donc pas de tonner contre la guerre. La paix, la paix, la paix ? Non, le Christ, le Christ, le Christ. Sans le Christ, déclara François en ouvrant son pontificat, l’Église n’est qu’une pieuse ou piteuse ONG (selon la façon dont on traduit pietosa). De même, sans le Christ, l’appel à la paix n’est qu’une formule creuse qui mérite de figurer dans le bêtisier flaubertien. Quand le chrétien supplie qu’on lui donne la paix, il se tourne en s’inclinant devant "l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde". Devant le Christ immolé par nos propres trahisons, lequel d’entre nous serait assez aveugle pour se croire dans le bon camp ? Aussi est-il nettement plus facile de dire "je suis pour la paix" que de se déclarer publiquement disciple du Messie crucifié et ressuscité. Celui qui en douterait n’a qu’à essayer successivement les deux affirmations et observer la différence des réactions.
Détruire le mal dans sa racine
Tonner contre la guerre ou annoncer le Christ. Le malentendu possible ne date pas d’hier et il ne touche pas que la paix entre les nations. La référence à Léon XIII, "pape social", ouvre la voie à la même amputation. Il est aisé de réduire Rerum novarum à un simple appel à moins de violence entre les riches et les pauvres. Pourtant, quand il prônait une juste relation entre patrons et ouvriers, Léon XIII n’oubliait pas qu’un pape n’est pas un pieux ou piteux leader syndical :
"Puisque la religion seule, comme nous l'avons dit dès le début, est capable de détruire le mal dans sa racine, que tous se rappellent que la première condition à réaliser, c'est la restauration des mœurs chrétiennes. Sans elles, même les moyens suggérés par la prudence humaine comme les plus efficaces seront peu propres à produire de salutaires résultats."
Plus de cent ans après, on conviendra volontiers que l’attention aux signes du temps invite à une formulation un peu différente. De Léon XIII à Léon XIV, toutefois, un point n’a pas changé : si le monde ignore le Christ, il ne peut voir que grandir la haine, même en temps de paix.