La route est longue du chaos à l’harmonie, de l’orgueil à la charité. Les contraires s’appellent et résonne alors l’écho, à travers les âges, de la bataille qu’ils se mènent, sans aucun répit. Chacun, dans sa chair, dans son esprit, dans son âme, sait combien est rude le combat intérieur tandis que le cœur penche tantôt pour Babel et tantôt pour la Pentecôte. Il semble que les langues doivent jouer un rôle de premier plan dans l’histoire des hommes et dans celle du salut. Ernest Hello, ce pauvre prophète tout baigné de larmes, relève en passant : "À Babel furent confondues les langues de ceux qui voulaient construire un monument sans Dieu, contre Dieu, en dehors de Dieu. À la Pentecôte reçurent le don des langues ceux qui voulaient construire, avec Dieu, en Dieu, pour Dieu, ce monument qui s’appelle l’Église" (Le Siècle).
La clef du don de la charité
Au-delà du don matériel des langues aux Apôtres pour signifier l’universalité de l’évangélisation, est affirmée une réalité plus profonde, celle d’un don symbolique permettant de savoir parler aux hommes — et non point simplement d’être compris superficiellement par eux — c’est-à-dire d’utiliser le don de la charité, de l’amour divin. L’être humain rassemblant toutes ses connaissances techniques, scientifiques, maîtrisant tous les moyens d’expression et toutes les langues construira Babel mais son œuvre est promise à l’échec et il sera abandonné par tous s’il ne possède pas d’amour cet élan de charité qui signe la différence.
Cet amour manquait aux ingénieurs de la Tour, comme il fait défaut le plus souvent dans les réalisations les plus talentueuses et les plus subtiles lorsqu’elles ne sont guidées que par le goût du succès et la soif du pouvoir. Georges Bernanos insiste sur ce don d’amour qui prend possession des Apôtres et de l’Église lorsque l’Esprit-Saint descend sur eux pleinement : "Les vrais chrétiens disposent d’un moyen très efficace de se distinguer des autres, ils n’ont qu’à pratiquer la charité, celle du cœur, la seule que Tartuffe ne puisse feindre, car s’il est capable de faire l’aumône, il ne sait pas aimer" (Nous autres Français). Si l’intelligence, l’adresse, la force ne sont pas guidées par cet amour gratuit, sans fioriture, toutes ces facultés risquent bien d’être frappées de mort et d’apporter la mort. Le don de charité est comme une clef de tabernacle qui permet d’élargir ce monde vers une autre dimension, surnaturelle, découvrant une réalité supérieure, comme le passage dans cette armoire magique du Monde de Narnia de C. S. Lewis. L’accumulation prodigieuse des découvertes scientifiques et des inventions techniques peut enivrer pendant un certain temps, mais rapidement elle touche ses limites si aucune âme ne l’habite. Les ouvriers de la Tour de Babel ne se sont pas entendus ni accordés, demeurant étrangers les uns vis-à-vis des autres. Penser qu’en poursuivant à l’infini cette quête, il sera possible de combler le fossé qui nous sépare les uns des autres est illusoire.
Les nouveaux prophètes sont ceux du transhumanisme
Le mythe du progrès du XIXe siècle renaît de plus belle en notre temps aveuglé par les moyens illimités offerts par tout ce qui est virtuel et artificiel. Les nouveaux prophètes sont ceux du transhumanisme, comme Nick Bostrom, présenté comme le Lénine (sic) de cette utopie moderne. Tout en parlant de "risques existentiels" pour la survie de l’humanité, ce philosophe analytique, regardé comme une pythie par ses pairs, n’hésite pas à affirmer que "ce serait un drame si l’intelligence des machines n’était pas développée à sa pleine capacité" (Existential Risks : Analyzing Human Extinction Scenarios, 2002, Oxford).
Il s’agit d’une nouvelle Tour de Babel, et, comme pour son ancêtre, l’élément manquant est justement le don de l’amour. Ce penseur-chercheur revendique que la nature humaine ne possède pas de valeur en soi. Sa Lettre d’Utopie en 2006, et plus encore son ouvrage Superintelligence, en 2014, ne sont pas des épiphénomènes à prendre à la légère et à regarder avec ironie ou mépris car leur influence, dans les sphères dirigeantes du monde, est considérable. Son think-tank Future of Humanité, créé en 2005 à Oxford grâce aux fonds de James Martin (et fermé en avril 2024 pour problèmes administratifs), regroupait des hommes comme Bill Gates et Elon Musk.
Remplacer la nature humaine
Certes, tous les scientifiques ne partagent pas son point de vue, mais les moyens dont il dispose ressemblent fortement au chantier de Babel. Pour la première fois, les philosophes des Lumières avaient nié l’existence de la nature humaine. Le transhumanisme va aussi loin qu’il est possible puisqu’il veut remplacer une nature dont il gomme par ailleurs la réalité. Le transhumaniste Ray Kurzweil écrit :
"Nous aimons vivre. Évoluer encore et toujours, plus vite et plus loin. Nous voulons devenir l’origine du futur, changer la vie au sens propre et non plus au sens figuré, créer des espèces nouvelles, adopter des clones humains, sélectionner nos gamètes, sculpter nos corps et nos esprits, apprivoiser nos gènes, dévorer des festins transgéniques, faire don de nos cellules souches, voir les infrarouges, écouter les ultrasons, sentir les phéromones, cultiver nos gènes, remplacer nos neurones, faire l’amour dans l’espace, débattre avec des robots, pratiquer des clonages divers à l’infini, ajouter de nouveaux sens, vivre vingt ans ou deux siècles, habiter la lune, tutoyer les galaxies" (Le Manifeste des mutants).
Le message du Christ est l’antidote
Adepte de la branche la plus extrême de cette idéologie montante, cet auteur est représentatif de tous les périls cachés par ces avancées souvent discrètes, peu connues du grand public mais déjà entre les mains de ceux qui financent et qui sont les véritables maîtres de ce monde. L’Église s’est jusqu’à maintenant peu penchée sur le sujet, à l’exception du prêtre orthodoxe Jean Boboc, médecin et scientifique, dans son livre Le Transhumanisme décrypté, qui pointe les risques d’eugénisme, de racisme, etc. Comme au jour de la Tour de Babel, nous sommes saisis par l’instinct de toute-puissance, nous refusons notre finitude, nous nions notre faiblesse.
Le message du Christ est l’antidote puisqu’il nous remet sans cesse en face de ce que nous sommes vraiment, de notre nature unique mais pécheresse, incapable de se sauver par elle-même, dépendante dans un lien avec Dieu qui est l’Amour. Le carmélitain Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus dit justement : "Soyez donc heureux d’être faible et essayez de demander au Bon Dieu de vous conserver l’impression de votre faiblesse" (Je veux voir Dieu). L’empreinte de notre finitude est ce qui remet les pendules à l’heure et qui conduit à ne plus compter que sur la charité. Le transhumanisme ne regarde pas l’homme comme le prochain. La foi chrétienne doit réagir contre ce danger immense couru par le genre humain de nouveau ébloui par ses rêves de conquêtes illimitées. L’homme est en péril, par sa propre faute. Le monde du transhumanisme annoncé est au pouvoir d’hommes qui ne s’aiment pas et qui méprisent le reste de l’humanité, d’hommes qui n’adorent que ce qui sort de leurs propres mains, de leur intelligence, d’hommes qui ne savent pas ce qu’est le bonheur ou qui le refusent. Comme le soulignait encore George Bernanos, "il n’y a qu’un sûr moyen de connaître, c’est d’aimer" (Le Chemin de la Croix-des-Âmes). Toutes les Tours de Babel reposent sur des fondations d’argile qui peuvent s’écrouler au vent de charité de la Pentecôte.
