Drôle de réflexion que celle de l’un des deux grands frères du pape Léon XIV. Dans un entretien à la chaîne américaine NBC, John Prevost raconte une conversation qu’il a eue avec son frère Robert Francis avant le conclave qui s’ouvrait le 7 mai : "Je lui ai demandé, "Es-tu prêt pour tout ça ?" et je lui ai dit, "As-tu vu le film Conclave pour savoir comment te comporter ?". Il venait juste de terminer de le regarder" Et de conclure : "Donc il sait comment se comporter." Comment comprendre une telle assertion ? Certes, les détails concrets et les décors du film d’Edward Berger, sorti en 2024, sont assez fidèles à la réalité et permettent de se mettre dans l’ambiance de ce moment unique pour l’Église.
Mais le succès du long-métrage vient assurément d’autre chose. Que ce soient les 1,2 millions de Français qui sont allés le voir en salle, où il a été projeté à nouveau entre le 24 et le 28 avril, les jurés des Oscars qui l’ont nommé huit fois et lui ont attribué la statuette pour le scénario adapté (du roman éponyme de Robert Harris) ou tous ceux qui l’ont regardé sur la plate-forme Prime (+ 283% de visionnage le jour de la mort de François), n’ont-ils pas été davantage tentés par les "machinations politiques au sein du Vatican" annoncées par la bande-annonce. Une fiction réaliste, avec de belles images et qui parle d’un univers secret avec de nombreux rebondissements : rien de mieux pour qu’un film soit plébiscité.
L’invisible fait partie de la réalité
La meilleure réponse au film, finalement, est bien le conclave lui-même, celui qui s’est déroulé sous le regard des médias du monde entier réunis à Rome entre le 7 et le 8 mai. Alors que la connaissance et la curiosité d’un grand nombre étaient aiguisées par le scénario oscarisé, et sûrement par-devers eux, les 133 électeurs ont manifesté qu’Edward Berger avait occulté une part non négligeable de la réalité, car l’invisible en fait partie. En quatre scrutins – et presque en trois d’après ce qui a été dit par certains – deux tiers des cardinaux, venus de 70 pays différents, se sont entendus sur un nom.
Sans que le président du conclave, le cardinal Parolin, ne doive faire sa propre enquête à l’extérieur pour se prémunir de problèmes futurs. Sans que les agendas politiques se confrontent dans un fracas binaire, le délai a été trop court. Et les conversations dans l’Église ne se réduisent pas aux sujets sociétaux qui habitent davantage la tête du réalisateur. Car ce dernier a aussi omis que les congrégations générales permettent les discussions, sur la foi, l’ecclésiologie, la paix… alors que le conclave lui-même est d’abord une liturgie, manifestée par cette procession solennelle durant laquelle les cardinaux entrent dans la chapelle Sixtine en invoquant les saints. Le monde entier a pu la voir sur son écran de télévision.
Au cœur de l’Eglise réside l’Esprit saint
Gageons que ce ne sont pas les machinations et les conflits larvés qu’a appréciés le cardinal Prevost et qui font dire à son frère qu’il sait "comment se comporter". Espérons qu’il n’a pas apprécié ces arrangements politiques et ces passions trop humaines qui tirent les électeurs vers la médiocrité. Elles existent, puisque ce sont des hommes. Mais Edward Berger a manqué une chose : poser un regard surnaturel sur ces actes humains, faire une place à la grâce agissant à travers et dépassant la nature. Et, justement, qui les cardinaux ont-ils choisi ? Un des leurs assez connu mais peu cité parmi les papabili, un homme dont le parcours ne révèle pas une ambition dévorante, un évêque missionnaire à la fois ému et serein. Un religieux de l’ordre de Saint-Augustin, un "augustinien" comme il s’est défini lui-même à la loggia de la basilique Saint-Pierre. Sa spiritualité vient donc de saint Augustin, que la tradition appelle docteur de la grâce, justement. Par un clin d’œil de la Providence, voilà l’Esprit saint remis au cœur de la vie de l’Église. Dans ce conclave que certains cardinaux ont qualifié d’"harmonieux", où chacun a dû faire face au Jugement dernier de Michel-Ange et à sa propre conscience, le surnaturel a surmonté le naturel. Ou, pour le dire autrement, les cardinaux ont vécu l’expérience des Confessions de l’évêque d’Hippone : Dieu est plus intime que l’intime d’eux-mêmes, et plus élevé que les cimes d’eux-mêmes.