"Le roi est mort, vive le roi !" Ainsi la monarchie médiévale signifiait-elle que la continuité du pouvoir était immédiatement assurée. Les spéculations sur l’identité du successeur étaient sans objet. Contrairement au siège de Pierre, le trône de Louis n’était jamais vide. Aussi continue-t-on à parler, à la suite d’un essai fameux d’Ernst Kantorowicz, des "deux corps du roi" : le roi a un corps mortel, naturel, soumis à la corruption, à la maladie et à la mort ; il a en même temps un second corps qui ne meurt pas, le corps surnaturel et politique du royaume, que la disparition de son incarnation provisoire ne touche pas. La théorie a le mérite d’empêcher le roi de se prendre pour Dieu, tentation plus difficile à repousser pour un empereur romain, un dictateur moderne ou même un président dit "jupitérien". Crier "le roi est mort, vive le roi" est en somme un garde-fou contre le souverain qui se croit souverain…
Serviteur de tous
La théorie médiévale des deux corps du roi cherche bien sûr à adapter à la monarchie l’image de l’Église comme corps du Christ. Gardien du royaume de France, le monarque est supposé être au service de son pays et de son peuple, non de son propre corps. Sur ce point, le parallèle avec le service pontifical de l’Église paraît justifié. La première homélie de Léon XIV aux cardinaux a mis en avant le rôle de serviteur de tous du successeur de Pierre : "Dieu, en m'appelant par votre vote à succéder au Premier des Apôtres, me confie ce trésor afin que, avec son aide, j'en sois le fidèle administrateur (cf. 1 Co 4, 2) au profit de tout le Corps mystique de l'Église, de sorte qu'elle soit toujours plus la ville placée sur la montagne (cf. Ap 21, 10), l'arche du salut qui navigue sur les flots de l'histoire, phare qui éclaire les nuits du monde."
Si vous pensez qu’un pape est là pour fournir des couvertures aux magazines, révisez la différence entre l’idole, qui garde les regards pour elle, et l’icône, qui les oriente au-delà d’elle-même.
On ne saurait être plus clair : si vous êtes venus assister à un événement spectaculaire et à la naissance d’une nouvelle star, il va falloir regarder mieux ; si vous pensez qu’un pape est là pour fournir des couvertures aux magazines, révisez la différence entre l’idole, qui garde les regards pour elle, et l’icône, qui les oriente au-delà d’elle-même. Le souverain pontife, lui, sait toujours qu’il n’est pas souverain.
La radicalité de l’effacement
La théorie des deux corps du roi, toutefois, demeure moins radicale que son modèle théologique ; car le roi ne va pas jusqu’à dire comme saint Jean-Baptiste : "Lui, il faut qu’il grandisse et moi que je diminue." En cela, le service royal est au mieux que la traduction politique, au pire que la parodie, de l’effacement du chrétien devant son Rédempteur. Léon XIV a affirmé la radicalité de cet effacement dès sa première homélie, en faisant du martyre une disparition du corps terrestre au profit du corps du Sauveur. Il est frappant que la première citation du pontificat, en dehors des Écritures et de Vatican II, rapporte les mots de saint Ignace d’Antioche, évêque mangé par les fauves dans une arène romaine :
"Conduit enchaîné vers cette ville, lieu de son sacrifice imminent, il écrivait aux chrétiens qui s'y trouvaient : "Alors je serai vraiment disciple de Jésus-Christ, quand le monde ne verra plus mon corps" ([Saint Ignace d’Antioche], Lettre aux Romains, IV, 1). Il faisait référence au fait d'être dévoré par les bêtes sauvages dans le cirque — et c'est ce qui arriva —, mais ses paroles renvoient de manière plus générale à un engagement inconditionnel pour quiconque exerce un ministère d'autorité dans l'Église : disparaître pour que le Christ demeure, se faire petit pour qu'Il soit connu et glorifié (cf. Jn 3, 30), se dépenser jusqu'au bout pour que personne ne manque l'occasion de Le connaître et de L'aimer."
C’est ici qu’on mesure l’écart entre le corps en représentation du roi et le corps appelé à s’effacer du pape, entre le quatorzième Louis et le quatorzième Léon.
L’image du pape
Que le nouveau pape soit arrivé au balcon apparemment plus détendu que ses prédécesseurs ne doit pas tromper. Il sait qu’il s’agit de "porter cette croix" (le pontificat) et que les hommes sont souvent plus à craindre que les bêtes sauvages. Saint Ignace d’Antioche le suggérait déjà, puisqu’il surnomma les soldats brutaux qui l’amenèrent d’Asie mineure à Rome ses "léopards" : "Alors je serai vraiment disciple de Jésus-Christ, quand le monde ne verra plus mon corps." Quelle que soit la différence de contexte, quel avertissement aux paparazzi et même aux simples amateurs de "ma photo avec le pape" !
Certes, l’Incarnation a donné tort aux iconoclastes briseurs de statues et Pie XII vanta même, non sans enthousiasme, le bon usage possible de la "merveilleuse invention" télévisuelle :
Aujourd’hui, un pape a sans doute plus à craindre l’omniprésence de son image que son absence des écrans.
"Nous attendons de la télévision, peut-on lire dans son encyclique Miranda prorsus de 1957, des conséquences de la plus haute portée par la révélation toujours plus éclatante de la Vérité aux intelligences loyales. On a dit au monde que la religion était à son déclin, et à l’aide de cette nouvelle merveille, le monde verra le grandiose triomphe de l’Eucharistie et de Marie."
Transfiguré par Celui qui se donne à voir
Nulle raison, pour un disciple du Verbe fait chair, de combattre par principe les images. Régis Debray, insistant sur le génie du christianisme comme "monothéisme dissident", résume les choses avec vigueur dans Vie et Mort de l’image : "Le Christ engendre l’Église, image du Christ ; l’Église engendre les icônes, ces images qui réveillent à leur tour l’image intérieure du Fils de Dieu, chez celui qu’elles illuminent." Cela dit, qu’elle ait été exagérément optimiste ou non, l’envolée de Pie XII sur la télévision ne contredit en rien la volonté pontificale d’effacement devant le Corps qu’il désigne. Car, aujourd’hui, un pape a sans doute plus à craindre l’omniprésence de son image que son absence des écrans. En tout cas, dévoré par les léopards ou projeté ad libitum au risque de l’idolâtrie ou de l’insignifiance, le corps terrestre du disciple ne vaut que transfiguré, de l’intérieur, par Celui qui se donne à voir pour mieux se donner à manger. Alors ses disciples peuvent ne former qu’un seul corps.
