Avoir un pape “augustinien”, qu’est-ce que cela change ?

Dès sa première apparition au balcon de Saint-Pierre, le nouveau pape Léon XIV a affirmé son identité de fils de saint Augustin. Deux jours plus tard, c’est dans un sanctuaire confié à l’ordre de Saint-Augustin depuis le XIIIe siècle, celui de Notre-Dame du Bon Conseil, à Genazzano, que le nouveau pape s’est rendu pour prier et confier son ministère à la Vierge Marie. Cette filiation spirituelle augustinienne, nettement soulignée, nous interroge : avoir un pape augustinien, qu’est-ce que cela change ?

Lors de ses premiers mots à la foule assemblée sur la place Saint-Pierre, Léon XIV s’exprimait ainsi : "Je suis un fils de saint Augustin, un augustinien, qui a dit : "Avec vous je suis chrétien et pour vous je suis évêque." Et en ce sens nous pouvons tous marcher ensemble vers cette patrie que Dieu nous a préparée." Le Saint-Père a repris, dans un ordre un peu différent, les mots d’un passage bien célèbre du sermon 340 de saint Augustin : "Si ce que je suis pour vous m’épouvante, ce que je suis avec vous me rassure. Pour vous en effet, je suis l’évêque ; avec vous je suis un chrétien. Évêque, c’est un titre d’une charge qu’on assume ; chrétien, c’est le nom de la grâce qu’on reçoit. Titre périlleux, nom salutaire !" Cette parole de l’évêque d’Hippone, reprise souvent par les papes, est citée par le concile Vatican II pour rappeler "l’admirable unité qui règne dans le corps du Christ" (Lumen gentium, 32), impliquant l’égalité essentielle de tous dans l’Église ainsi que l’exigence de service demandée aux pasteurs.

Ainsi le pontificat du pape Léon XIV est-il dès son point de départ fondé sur l’unité de l’Église et l’humilité dans l’Église, deux traits caractéristiques de la spiritualité augustinienne. Le commentaire qu’en fait immédiatement le pape est éloquent : "En ce sens, nous pouvons tous marcher ensemble." C’est un rappel de la dimension synodale de l’Église, mais aussi collégiale. Élu par ses pairs, le nouveau pape a très vite souligné l’importance d’être soutenu et d’œuvrer avec l’ensemble des cardinaux au service de l’Église.

Et le pape poursuit : nous marchons ensemble "vers cette patrie que Dieu nous a préparée". Il s’agit encore d’un thème fondamental de la pensée de saint Augustin : nous ne faisons pas que marcher, nous allons vers un but ; sur cette terre, nous sommes en pèlerinage vers Dieu. Et Celui qui est à la fois le chemin et le but vers lequel nous marchons, le chemin et la patrie, c’est le Christ lui-même. Jésus a dit en effet "Je suis le chemin, la vérité et la vie" (Jn 14, 6). Et saint Augustin commente ainsi : "Il t’a dit d’abord par où aller, il t’a dit ensuite où aller. Moi, je suis le Chemin, moi, je suis la Vérité, moi je suis la Vie. Lui qui demeure auprès du Père, il est la Vérité et la Vie ; en revêtant notre chair, il est devenu le Chemin" (Sur l’Évangile de Jean, 34, 9). Fils de saint Augustin, le pape est habité par le désir de Dieu, par cette quête qui a conduit saint Augustin à découvrir, dans l’intériorité, que Dieu l’attire à lui : "Tu nous as fait orientés vers toi et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en toi" (Confessions, I, I, 1).

La devise du pape Léon XIV, qu’il a choisie lorsqu’il devint évêque de Chiclayo au Pérou : In Illo uno unum - "En Celui qui est un, nous sommes un" est également tirée de saint Augustin, dans son Commentaire du psaume 127. Saint Augustin n’a eu de cesse de lutter pour l’unité de l’Église, en particulier face aux donatistes. Il a fondé toute sa vie sur la recherche de Dieu par la charité dans l’unité des cœurs et des âmes. La règle de saint Augustin commence en effet par ces mots : "Anima una et cor unum in Deum : ayez un seul cœur et une seule âme en quête de Dieu." Pour Augustin, le modèle de la vie chrétienne et aussi de la vie des pasteurs, c’est l’idéal de la première communauté chrétienne autour des apôtres à Jérusalem, telle qu’elle est décrite dans le début du livre des Actes des Apôtres (Ac 4, 32-35). Le pape Léon XIV est un fils de saint Augustin et pour lui l’Église est un mystère de communion : communion avec Dieu Trinité, communion des hommes entre eux. Il s’inscrit ainsi dans la fidélité au concile Vatican II qui a développé cette ecclésiologie de communion.

Fils de saint Augustin, le Saint-Père a donc, comme religieux, vécu concrètement cette règle de l' "anima una et cor unum in Deum au sein des communautés religieuses où il a vécu, par la vie communautaire fraternelle qui implique concrètement la mise en commun des biens. Il a voulu vivre à la manière des Apôtres, la vita apostolica. Cette vie est décrite dans les Actes des Apôtres. Le pape nous montre ainsi une voie pour la vie de l’Église aujourd’hui : rechercher dans la charité l’unité, en se tournant ensemble vers Dieu. Non pas mettre en avant l' "égo" de chacun et les rivalités dominatrices, mais la communion des uns et des autres dans la recherche du même bien, qui n’est autre que Dieu lui-même.

Pour le dire d’un mot : Rome se tourne vers Jérusalem. Jérusalem, dans une double signification. Tout d’abord, dans les Écritures, Jérusalem est la ville sainte où, sous l’action de l’Esprit du Christ ressuscité, a commencé la première communauté chrétienne, qui demeure l’idéal de vie de l’Église. En ce temps pascal durant lequel le Saint-Père a été élu successeur de Pierre, cette origine de l’Église décrite au début des Actes des Apôtres prend une vitalité renouvelée. Elle était en effet pour saint Augustin et pour les Pères de l’Église d’une importance décisive. Jérusalem, c’est aussi, en un second sens, la Jérusalem céleste, la patrie que Dieu nous a préparée, la Cité de Dieu si chère à saint Augustin.

Sous la conduite du Christ, le bon Pasteur, il nous faut marcher ensemble, humblement, dans l’unité, par la charité et la paix, vers la patrie céleste, guidés par le successeur de Pierre, pasteur suprême de l’Église, à qui Jésus a confié son troupeau, en communion avec les autres pasteurs que Dieu nous donne. Tel est le don et l’appel profond que l’Esprit Saint fait à son Église, en nous donnant pour pape aujourd’hui un fils de saint Augustin.