Bien qu’averti de la présence de ces retables par les panneaux Monument Historique, le voyageur qui pousse la porte de la petite église du village de Ternant, aux abords du massif du Morvan, n’en revient pas : face à lui, un immense caisson en verre abrite dos à dos deux triptyques monumentaux à la fois peints et sculptés d’une richesse et d’une finesse d’exécution à couper le souffle. L’un consacré à la Vierge Marie, l’autre à la Passion du Christ.

Leur présence dans cette église saint Roch est liée aux châtelains du lieu, la famille de Ternant, qui se sont fait représenter comme à l’accoutumée en train de prier à genoux sur les panneaux latéraux. On doit le retable de la Vierge, le plus petit, au baron Philippe, chambellan du duc de Bourgogne Philippe le Bon, propre fils de Jean sans Peur, et à sa femme Isabeau. Le couple l’aurait commandé pour la chapelle de leur château dans un atelier bruxellois en 1444. Aux environs de 1460, leur fils Charles de Ternant, compagnon de l’ennemi juré du roi Louis XI, Charles le Téméraire, et son épouse Jeanne font à leur tour réaliser un retable dans un atelier brabançon : évocation de la Passion, il est cette fois destiné au maître-autel de la nouvelle église de Ternant, la collégiale Notre-Dame, fondée en 1444 ; c’est sur ses ruines que sera édifiée l’église actuelle en 1820.
Des artisans aux doigts de fée
Ce que ces retables classés "Monument Historique" depuis 1881 ont de remarquable ? Leur taille d’abord (5,8 m de hauteur et 3,15 m de largeur pour le premier et 2,38 m sur 5,45 m pour le second), puis l’excellente conservation de leur polychromie d’origine (avec prédominance de doré, bleu azurite et blanc). Enfin, la richesse de leurs décors où se combinent peinture et sculpture, avec une profusion de détails requérant une excellente maîtrise technique (dais gothiques délicatement ouvragés, mouvement des drapés, froissé des turbans, ondulation des chevelures des disciples et autres protagonistes, profondeur spatiale des arrière-plans peints ou sculptés). De quoi réjouir tous les amateurs de beauté.

Les touristes férus d’art sacré y trouveront un intérêt supplémentaire : quelques originalités iconographiques qui rompent avec les traditions établies, puisqu’au Moyen Âge, contrairement à ce que prétendaient un Victor Hugo ou un Viollet-le-Duc, l’art religieux n’est rien d’autre que la traduction de la doctrine catholique (le grand historien d’art académicien Émile Mâle l’a magistralement démontré). Rien de notable dans le retable de la Passion qui voit se dérouler les scènes habituelles de ces jours qui ont chamboulé l’histoire de l’humanité : la prière du Christ au jardin des Oliviers, le portement de Croix, la descente du Christ aux limbes et la Résurrection, pour les panneaux peints. La Crucifixion et la mise au tombeau, pour les registres sculptés.
L’heureux mariage de la doctrine et de la légende
C’est dans le retable de la Vierge que figurent ces originalités, plus précisément dans les trois épisodes sculptés du panneau central ; les volets peints à l’huile en représentant quatre autres conformément à l’iconographie traditionnelle. Surplombant une Dormition pleine de vie du fait de la présence des douze apôtres éplorés, une Assomption de la Vierge en Gloire sur un croissant de lune dénote. C’est qu’elle fusionne deux scènes normalement distinctes : l’Assomption et la Glorification. Le fait n’est pas exceptionnel (on le retrouve dans quelques retables de cette époque, dans des miniatures de livres d’heures, chez de grands peintres tels Fra Angelico ou Rubens…) mais reste rare.

Même chose pour la représentation de la Trinité dans cet épisode : la colombe de l’Esprit saint qui surplombe le visage de la Vierge est entourée de part et d’autre par Dieu le père, couronne et barbe foisonnante frisottée et par un Christ à la barbe plus clairsemée tenant un globe à la main. En général, les trois personnes de la Trinité sont alignées à la verticale et non à l’horizontale, pour éviter toute interprétation dévoyée (la foi en trois dieux en lieu d’un seul).
Le plus pittoresque enfin : le registre centré sur les funérailles de la Vierge. Rappelons que les Évangiles canoniques sont muets sur ces dernières. Qu’à cela ne tienne ! Les Évangiles apocryphes et la Légende dorée ont assouvi la curiosité populaire et imaginé une procession du cercueil à l’initiative des apôtres malencontreusement perturbée par des Juifs. Le triptyque de Ternant en fait figurer deux, agenouillés au pied des porteurs de la civière, dont le prêtre Jephonias implorant saint Pierre de ses mains desséchées par suite d’une punition divine : n’a-t-il pas voulu interrompre cette procession ? La tradition rapporte que le futur gardien du Paradis aurait rétabli le trublion dans son intégrité physique ! Le souvenir de cette très ancienne anecdote légendaire s’est perpétué ici ou là de manière sporadique (dans des enluminures de manuscrits, sur un triptyque en ivoire du Petit Palais, un retable flamand conservé en Bretagne, un vitrail de la cathédrale de Strasbourg…). Ce n’est pas le moindre des charmes de ces époustouflants triptyques.
Pratique
